Pourquoi Dieu doit-il nous donner le commandement d'aimer ? N'est-ce pas naturel d'aimer ? N'aimons-nous pas ça spontanément : aimer ? Pourquoi Dieu doit-il encore aujourd'hui nous rappeler ce commandement d'aimer ? N'avons-nous déjà pas bien compris que la religion proposée par le Christ est une religion de l'amour ?
Si, en effet, on considère le regard de Paul sur la Loi comme un rappel à l'ordre adressé au pécheur, comme une contrainte nécessaire pour entraver le mal – la loi n'est jamais vue comme un bien chez Paul, mais toujours comme le reflet du mal, dont elle hérite le caractère enfermant – il écrit : « vous n’êtes plus sujets de la Loi, vous êtes sujets de la grâce de Dieu » [Rm 6]. Pour Paul, la Loi est déjà une prison dans laquelle on enferme les coupables, un enchaînement. Et celui qui est véritablement enfant de Dieu est libéré de la Loi, parce que libéré du péché, racheté de toute culpabilité par le sacrifice du Christ. Finalement, il n'y a que ceux qui enfreignent la Loi que la Loi préoccupe.
Pourquoi Dieu doit-il nous donner le commandement d'aimer ?
Souvenons-nous, enfants, notre premier désir n'était-il pas d'aimer ? N'avions-nous pas ce désir pur de tendresse – cette innocence même, qu’ultérieurement nous avons pu qualifier de naïveté – d'aimer tout qui venait à nous. Avant que ne surviennent les premiers coups durs, n'avions nous pas en nous un pur désir d'aimer ? Et même enfants, au-delà des disputes, n'avions-nous pas une belle facilité à nous réconcilier ? A encore donner de l'amour à un parent, un frère, une sœur qui nous avait fait du mal ?
Je crois que tout être humain naît avec un cœur tendre et que ce sont les méchancetés et les offenses subies au long de la vie qui l'endurcissent, au point de le rendre parfois cassant, voire blessant.
Pourquoi Dieu doit-il nous donner le commandement d'aimer ? Serait-ce, comme le reproche qu'il fait à l’Église d’Éphèse, dans l'Apocalypse : « J'ai contre toi que tu as abandonné l'amour que tu éprouvais? » [Ap 2, 4]
Est-ce au contraire, une des péripéties, de Celui que l'Ancien Testament présente si souvent comme un Dieu jaloux. « Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux, pour leur rendre un culte. Car moi, le Seigneur ton Dieu, je suis un Dieu jaloux » [Ex 20, 4-5]. Tout de même ! que Dieu fasse de l'amour à son égard le premier des commandements, n'est-ce pas Dieu qui crie : « Aime-moi, c'est un ordre ! » ?
La question du docteur de la Loi n’était pas tout à fait dénuée de sens puisque le Judaïsme avait dénombré dans la Torah pas moins de 613 commandements dont 248 positifs et 365 négatifs parmi lesquels il distinguait des graves et des légers, distinctions variant d’une école à l’autre. D’un autre côté, la priorité de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain était déjà bien installée, ainsi que le lien entre les deux.
Le précepte : « Tu aimeras Yahvé ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces » est un des traits dominants du Deutéronome (Dt 6, 5). Et le précepte « tu aimeras ton prochain comme toi-même » vient tel quel du Lévitique (Lv 19, 18). Et il n'est pas besoin de grandes théories psychanalytiques autour du “comme soi-même” pour comprendre que cette formule nous fait dépasser le principe de la simple réciprocité qui dirait : je t’aimerai dans la mesure où tu m’aimeras aussi.
Comment notre cœur en arrive-t-il là : à calculer ? Comment, depuis la spontanéité naïve de l'enfance, en sommes-nous arrivés à mesurer nos élans d'amour ? Voire à les refuser : untel ou unetelle que je n'aime pas ...
Nous commençons à perdre la spontanéité de l'amour dès que nous confondons le mal avec ceux qui le font. (et même, quand nous ne trouvons personne à qui reprocher nos maux, nous sommes prêts à incriminer Dieu : qu'ai-je donc fait pour mériter ça?). Le mécanisme de la perte de l'amour s’enclenche lorsque nous confondons le pécheur et son péché, lorsque celui qui a volé n'est plus qu'un voleur, celui qui a frappé n'est plus qu'un violent et celui qui a violé n'est plus qu'un violeur.
Et ce mécanisme est d'autant immédiat que la souffrance est insupportable. Difficile de revoir humains ceux qui nous ont frappés, humiliés, abandonnés, méprisés ou trahis.
Le pardon est le signe inverse de cette confusion. Il y a pardon lorsqu'on commence à dissocier le pécheur de son péché, lorsqu'on recommence à le voir homme et plus seulement pécheur.
Quand la victime parvient à voir l'humanité de son agresseur au-delà de l'agression : voilà le pardon. La miséricorde ne consiste pas à faire l'impasse sur le péché. A passer l'éponge ; à faire comme si de rien n'était. Non ! La miséricorde consiste à ne pas réduire le pécheur à son péché ...
Ainsi pourquoi Dieu doit-il encore ME demander d'aimer ? De l'aimer Lui et d'aimer mon prochain ? Qu'est-ce qui aujourd'hui en moi motive ce « rappel à l'ordre » divin ?
Nous ne pouvons pas laisser ces textes passer devant nous comme simple généralité du christianisme. Ils doivent nous interpeller ! Il ne s'agit pas tant ici du grand commandement que nous connaissons tous fort bien ; il s'agit d'un vibrant rappel qui s'adresse à nous, personnellement, aujourd'hui.
Dans les règles de vie que je me donne : est-ce vraiment mon plus grand commandement que celui d'aimer Dieu ? Et celui d'aimer mon prochain comme moi-même, lui est-il d'importance semblable ?
Envers qui Dieu me rappelle-t-il à l'ordre aujourd'hui ? Qui n'aimé-je pas assez ?