Toussaint

Auteur: Philippe Henne
Date de rédaction: 1/11/15
Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique : B
Année: 2014-2015

Quand on parle des saints, nous ressentons tous comme un léger malaise et même parfois un mouvement d’impatience et de dégoût.  Nous craignons tous qu’on nous propose une image douce et mièvre de l’humanité, la tête penchée, les yeux mi-clos, la bouche en cœur.  C’était comme si l’idéal de la vie chrétienne serait un salon bourgeois, doux et feutré, où les personnes de bonne éducation murmurent et chuchotent.  Ce serait comme si les bons chrétiens sortaient tous d’un pensionnat de jeunes filles tenu par des religieuses aussi vertueuses que revêches.  Eh bien, non ! Les saints que je connais, et j’en connais beaucoup, ne sont pas tous des personnes douces et mièvres.  Ce sont des hommes et des femmes forts et courageux dans la simplicité de leur vie.  Je connais des saints, ai-je dit.  Mais bien sûr, depuis quarante ans, j’étudie les Pères de l’Eglise et ce n’étaient pas des personnes qui vivaient dans la facilité.  La plupart d’entre eux ont connu les persécutions.  Ils ont encore dans les oreilles les cris des suppliciés.  Ils ont encore dans les narines la puanteur des chairs brûlées.  Ils ont encore dans le ventre la peur qui les ronge et les taraude.  Ils ont non seulement les persécutions, mais aussi les divisions et les trahisons à l’intérieur même de leurs communautés.  Je connais un évêque qui a été dénoncé par un chrétien et qui a été ainsi livré aux bêtes dans le grand cirque de Rome.  J’en connais un autre qui a été chassé de son église par la jalousie et la méchanceté d’hommes soi-disant intelligents et tolérants.  Et pourtant malgré toutes ces épreuves, ils n’ont pas sombré dans la rancune ou la mélancolie.  Ils ont pu traverser toutes ces épreuves parce qu’ils se sont laissé emporter par ce qu’ils avaient reçu : l’immense amour de Dieu pour chacun d’entre nous et son infinie sollicitude de chaque instant.  Et ils ont ainsi pu continuer à offrir ce qu’ils avaient reçu.  Et c’est cela sans doute que nous aussi nous pouvons, nous devons offrir à tous nos frères.

Car si nous ne connaissons la persécution religieuse brutale et sanguinaire, nous sommes rongés par un mal universel  bien plus grave encore.  C’est le désespoir.  Le vingt-et-unième siècle commence par une immense vague de désespoir.  Désespoir de ce jeune Tunisien qui, pour survivre, avait ramassé quelques objets pour les vendre dans la rue à la sauvette.  La police a saisi tous ces petits objets.  Le jeune homme s’est immolé par le feu et ce fut le début du printemps arabe.  Des peuples entiers se sont révoltés par désespoir.  Désespoir de ces hommes et de ces femmes qui, par milliers, traversent le désert du Sahara pour s’échouer sur les bords de la mer Méditerranée.  Ils n’ont plus rien à perdre et, s’ils meurent en cours de route, ils le disent, ils auront au moins essayé quelque chose.  Désespoir de ces Arabes, chrétiens et musulmans, qui fuient la guerre et la persécution religieuse et qui tombent dans un monde sécularisé où on ne peut plus parler de Dieu.

C’est dans ce monde-ci que nous sommes appelés à être des saints.  Il y a ici à Louvain-la-Neuve tant de personnes qui sont seules.  A l’âge de la retraite, certaines d’entre elles sont venues s’installer ici parce que c’était plus facile et plus convivial.  Et personne ne leur parle.  Personne ne les accueille.  Il y a ici à Louvain-la-Neuve tant d’étudiants étrangers, loin de leur pays, de leur culture.  Ils n’ont pas d’argent.  Ils n’ont pas d’amis.  Et aujourd’hui, dimanche, personne ne va leur dire bonjour ou leur demander comment ça va, parce qu’il n’y a pas de cours, parce que les magasins sont fermés.  Ce dimanche sera pour eux une journée vide, sans rencontre.  Et c’est dans ce monde-ci que nous sommes appelés à partager ce que nous avons reçu : la grâce de connaître Jésus.  Et c’est à nous à l’offrir aujourd’hui.  Certes, nous connaîtrons sans doute l’échec et la déception d’être rejeté alors que nous voulons offrir le sourire de l’amitié, le silence de l’écoute, la parole de réconfort.  Mais n’est-ce pas cela que Dieu a connu de toute éternité ? Le rejet devant ses offres d’amitié, la trahison lors de son Incarnation.  Nous n’avons pas le droit de laisser moisir notre foi.  Nous n’avons pas le droit de laisser nos torrents d’amour et de tendresse se solidifier en un marécage de rancune et de tristesse.  La pauvreté, la misère, le désespoir, ce ne sont pas des sujets de conversation, ce sont des devoirs de décision.  Bouleversés par l’amour infini de Dieu pour chacun d’entre nous, offrons nous les uns les autres la grâce, la beauté, la dignité de redevenir des enfants de Dieu pour l’éternité.

Philippe Henne