Jeudi Saint

Auteur: Laurent Mathelot
Date de rédaction: 29/03/18
Temps liturgique: Triduum pascal
Année liturgique : B
Année: 2017-2018



« Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. »

Est-ce à dire qu’avant, ils ne les aimait que partiellement ? Que c’est seulement maintenant qu’il les aime pleinement ? Ce qui introduirait une sorte de progression de l’amour de Dieu, qui n’atteindrait finalement sa pleine intensité que sur la Croix ?

« Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. » En fait, il y a deux bouts possibles : le bout de la vie du Christ ; le bout de la vie des disciples. Et la subordination « qui étaient dans le monde » laisse à penser qu’il s’agit plutôt du bout de la vie des disciples. Ayant aimé ses disciples dans le monde ; Jésus les aima jusqu’ à leur Salut, leur complète délivrance, jusqu’au bout de leur libération.

Car en effet, ce que Jésus et ses disciples célèbrent ce soir-là c’est la Pâque juive qui commémore la libération du pays d’Égypte, de pharaon, lui aussi un homme révéré à l’égal d’un Dieu.

On imagine trop souvent la Cène – et au-delà l’Eucharistie – comme un repas entre amis où Jésus finit par partager du pain et du vin – geste que nous reproduisons …. On peine à systématiquement se souvenir qu’il ne s’agit en rien d’un repas normal qui se cristalliserait finalement par l’institution de l’Eucharistie. Ce n’est en rien un repas normal ; c’est un Séder, un rituel hautement symbolique depuis le début – un rituel propre à la fête de Pessa'h, commémorant l'accession soudaine à la liberté, après les années d'esclavage.

C’est un rituel où comme ce soir on se lave les mains en les bénissant et où on écoute le récit de l’Exode. Il y a sur la table les matzot, pains sans levain sur lesquels le chef de famille appelle la bénédiction de Dieu ; il y a sur la table les quatre coupes rituelles où on mélangera l’eau et le vin ; il y a les herbes amères pour rappeler la dureté de l’esclavage et il y a de l’eau salée pour évoquer le goût des larmes.

« Vous mangerez ainsi : la ceinture aux reins, les sandales aux pieds, le bâton à la main.
Vous mangerez en toute hâte : c’est la Pâque du Seigneur. »

Il y a là une question d’urgence, de départ, d’Exode vers la Terre promise.

Et c’est dans ce contexte, que prend place le lavement des pieds.

Le Séder de Pessa'h se termine traditionnellement par la lecture du grand Hallel, un ensemble de six psaumes de louanges à Dieu. On voit se dessiner l’image d’un lavement des pieds pour l’Exode, comme chant de louange avant le départ.

On a souvent souligné que laver les pieds de ses disciples était l’occasion, pour Jésus, de témoigner de sa condition de serviteur, voire d’esclave, de s’abaisser, de se montrer authentiquement le plus humble. Et il y a de ça. L’exubérance de Pierre traduit immanquablement une gène à cet égard : « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! »

Et c’est vrai – la Bible en témoigne – que, dans un pays de sable et de poussière, laver les pieds des convives à leur entrée d’une maison est un geste courant d’hospitalité, que les riches faisaient faire par leurs serviteurs voire leurs esclaves.

Et c’est vrai, par ailleurs, qu’il y a de nombreuses références évangéliques à la notion d’abaissement : « quiconque veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur; et quiconque veut être le premier parmi vous, qu'il soit votre esclave » [Mt 20, 26-27] ; « quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé » [Lc 14, 11]

Mais il y a plus ...
Certes, laver les pieds est un geste de service qui implique l’abaissement mais nous ne pouvons pas l’extraire totalement et encre moins l’abstraire du contexte dans lequel il est posé : il ne peut en aucun cas s’agir ici de l’accueil de convives : nous sommes à l’issue du repas.

Dieu avait demandé qu’on sacrifie un agneau. Il allait libérer son peuple.
Du sang de l’agneau, Dieu avait demandé qu’on couvre les linteaux des portes. Pour distinguer les fils d’Israël des fils d’Égypte. Laissant vive l’espérance des uns, tuant celle des autres. Et la colère de Dieu s’est abattue.
En toute hâte, il avait fallu partir et se contenter d’herbes amères et de pâte qui n’avait pas encore eu le temps de lever. On est là, à l’issue du repas et on part. C’est le début de la liberté retrouvée.

Le lavement des pieds n’est pas tant un geste d’accueil – il l’est bien sûr – mais pas tant un geste d’accueil qu’un soin préliminaire apporté à l’exode chrétien, le premier geste en faveur d’un parcours de libération autonome de chacun des disciples.

Où vont les Hébreux au sortir d’Égypte ? en Terre promise, terre de libération où coule le lait et le miel. Quelle est notre Terre promise ? Le salut offert par Dieu. Si Jésus nous lave les pieds c’est pour repartir, pour le chemin qu’il nous reste à accomplir vers le Salut.

Et puis il s’efface. Il disparaît volontairement laissant chacun libre – nous, comme Pierre, Jean ou Judas – de prendre la direction qu’il veut ; de renier, d’accompagner ou de trahir le Christ – même en prétendant l’embrasser – de nous rendre en Terre promise ou de prendre une direction qui s’oppose au Salut. Libres mais libres munis de sa prévenance. Libres mais libres aussi de rejeter le don.

Laver les pieds c’est offrir en s’abaissant le soin préliminaire à la vocation de tous vers la délivrance, y compris celle du frère qui me frappera du talon ou m’humiliera d’un baiser.

Laver les pieds, c’est favoriser à tout prix la liberté d’aller. De quiconque. Quitte à s’abaisser. Quitte à se laisser trahir et même livrer à l’ennemi et à la mort. De tous, prendre soin de l’autonomie.

Laver les pieds c’est se livrer totalement à la liberté de chacun d’aller – ou pas – vers le salut offert par Dieu.

« Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. »