Ils en ont eu, de la chance, les disciples de Jésus ! Il est apparu à deux d'entre eux sur le chemin d'Emmaüs. Et puis il se rend présent aux 11 apôtres et à leurs compagnons. Mieux : il leur offre de quoi le reconnaître : ses mains et ses pieds portent la marque de la crucifixion ; il mange même une part de poisson devant eux… Oui, ils ont vraiment eu de la chance, les disciples.
Car quoi pour nous, qui vivons 2000 ans plus tard ? Où et comment le reconnaîtrons-nous, lui qui ne nous est pas apparu ? Lui, le grand absent… Sommes-nous réduits à nous fier aveuglément à la parole de quelques hommes qui ont vécu 20 siècles avant nous ?
En réalité, les textes de ce dimanche nous rejoignent au plus intime de cette question. Si les évangélistes nous racontent l'apparition de Jésus, ce n'est pas pour nous donner une "preuve" que Jésus a bien été relevé de la mort ; c'est plutôt pour nous indiquer par quel chemin de foi il nous faut passer si nous voulons éviter de nous bercer d'illusions…
Les trois textes que nous avons entendus parlent d'ignorance, de reconnaître et de connaître.
L'ignorance, pour nous, c'est le contraire du savoir. C'est de l'ordre du contenu. Dans la Bible, ignorer, c'est une forme d'incompréhension. C'est ne pas voir, ne pas comprendre le sens de ce que l'on vit, de ce qui nous est donné. C'est, en quelque sorte, être aveugle. "Je sais bien, frères, que vous avez agi par ignorance, vous et vos chefs", déclare Pierre – ce qui ne manque pas de sel, quand on songe que Pierre lui-même a renié trois fois celui qui avait été son si proche… "Père, pardonne-leur, car il ne savent pas ce qu'ils font… : la supplique de Jésus a une portée extraordinaire, car ce qu'il dit, au sens propre, c'est que si les humains font le mal, jusqu'à tuer le plus juste d'entre eux, ce n'est pas qu'ils sont foncièrement mauvais ; mais ils ne comprennent pas, ils ne voient pas, ils sont sourds et aveugles. Ils ont besoin d'être guéris… Ce qu'on appelle la conversion, c'est d'abord une forme de guérison, un retournement du cœur qui nous donne de voir, d'entendre, de vivre et d'intérioriser le sens de ce qu'il nous est donné de vivre.
Et c'est bien cela que nous raconte l'évangile de Luc. Les amis de Jésus ont beau avoir vécu avec lui, ils ne le reconnaissent pas. Pas vraiment. Ils ne sont sûrs de rien. Ni les disciples sur le chemin d'Emmaüs, ni les autres à Jérusalem. S'il ne s'agissait que d'avoir des "preuves", ils devraient être convaincus lorsque Jésus leur montre ses mains et ses pieds !
Mais non, parce la résurrection de Jésus, ce n'est pas une histoire de fantôme, de cadavre réanimé… D'ailleurs, à peine les disciples d'Emmaüs l'ont-ils reconnu, il disparaît à leurs yeux. Pour reconnaître Jésus ressuscité, il faut que les yeux s'ouvrent, il faut que le cœur s'ouvre, il faut que le cœur découvre le sens de ce qui a été vécu – et que l'on n'a pas compris à ce moment-là, que l'on n'a pas vu. Il faut parfois une vie entière pour entrer dans l'intelligence d'une parole qui nous a été dite par un proche…
Et qu'est-ce donc qui a permis aux disciples de Jésus de le reconnaître, c'est-à-dire d'intégrer au plus profond d'eux-mêmes, de faire leurs le sens de sa vie et de ses gestes ? C'est d'abord quelque chose d'extrêmement simple, extrêmement humble. La fraction du pain, ce geste ultime posé par Jésus lors de son dernier repas avec ses amis, qui concentre tout le sens de ce qu'il est : donner, se donner. Par amour… Les disciples vont enfin comprendre, de toute leur intelligence, de tout leur cœur, de tout leur être, que Jésus et sa Parole sont nourriture pour leur vie parce qu'il va manger devant eux. Pas "avec eux", mais devant eux. Pour les premiers chrétiens, le poisson est le symbole de leur profession de foi : en grec, poisson se dit ichtus et les lettres de ce mot font sens: Iésous ChritosThéou Uios Sôter – Jésus Christ Fils de Dieu, Sauveur… En mangeant devant eux, Jésus les invite à voir enfin, à le contempler par-delà les limites de leurs sens. Chaque fois que nous partageons le pain, c'est cette expérience des premiers disciples que nous pouvons vivre nous aussi.
Mais pour entrer dans cette reconnaissance, dans cette compréhension intime de Jésus ressuscité, il nous faut encore, comme les disciples, entrer dans l'intelligence des Ecritures. La Parole de Vie, déposée dans ces textes, n'est pas un contenu à lire, relire, répéter indéfiniment comme on répète une litanie. La Parole de Dieu est un chemin pour notre vie, elle l'éclaire et nous permet de la relire, d'en débusquer les fragilités et les failles, de mettre au jour nos forces et nos talents. Si le cœur des disciples d'Emmaüs est brûlant lorsque Jésus leur ouvre les Ecritures, c'est parce qu'enfin ils entendent cette Parole, ils la laissent pénétrer leur cœur ; ils la laissent les transformer. Et voici que ce qui n'était qu'une histoire du passé devient leur histoire et celle de tous les humains. Et voici qu'ils deviennent capables, comme le Christ, de donner leur vie, de se donner par amour des humains – y compris et surtout ceux qui demeurent dans l'ignorance, c'est-à-dire toutes celles, tous ceux qui sont écrasés sous le poids de ce qu'ils vivent.
Partage du pain. Rumination des Ecritures : deux chemins privilégiés pour reconnaître le Christ ressuscité.
Mais reconnaître n'est pas suffisant. Il est donné à celles et ceux qui suivent Jésus d'entrer dans la connaissance de ce qu'il est – qui est aussi bien la connaissance de Dieu, puisque le Père et le Fils ne font qu'un, dira Jean. Ce qui véri-fie notre foi, c'est-à-dire ce qui la rend vraie, c'est l'amour. C'est cette haute et humble tendresse que nous nous offrons les uns, les unes aux autres. "A ceci, tous sauront que vous êtes mes disciples, dit Jésus ; à la tendresse que vous aurez les uns pour les autres" (Jn 13,35). Et encore : "Celui qui dit j'aime Dieu, qu'il ne voit pas, et qui n'aime pas son frère qu'il voit est un menteur" (1Jn 4,20) "Celui qui dit je le connais et qui ne garde pas ses commandements, est un menteur. Mais en celui qui garde sa parole, l'amour de Dieu atteint vraiment sa perfection." (1Jn 2, 4-5).
Rencontrer Jésus ressuscité, ce n'est pas faire une expérience paranormale. C'est se laisser emmener, se laisser transformer, c'est se découvrir capable de cette chose inouïe : aimer et vouloir la vie de tout humain.