Les hasards de la liturgie veulent que nous célébrions aujourd’hui à la fois la résurrection de notre Seigneur, comme chaque dimanche, et également la fête de saint Thomas d’Aquin, dominicain du treizième siècle, grand exégète et grand théologien, et patron de la province dominicaine de Belgique. Mais le plus surprenant est que l’évangile d’aujourd’hui parle de l’autorité de Jésus : « il enseignait en homme qui a autorité ».
Et l’autorité chez saint Thomas d’Aquin c’est quelque chose de très important. C’est un des éléments structurants de la méthode scholastique, c’est-à-dire de la méthode universitaire utilisée à son époque, au moyen âge. Et cela n’a rien d’extraordinaire ou d’étrange, car ici, à Louvain, à l’université, on pratique et on cultive cette méthode d’argumentation, l’autorité. Les étudiants le savent bien : dans leurs travaux personnels, ils ne peuvent rien affirmer, ni même avancer sans avoir l’aval d’auteurs plus anciens qu’eux et surtout de bonne réputation. Le plus important, ce n’est pas d’inventer un nouveau système. Le plus important c’est de faire l’état de la question, de situer la problématique et de signaler ce que déjà les autorités, les grands maîtres, ont dit auparavant.
Mais quelle est cette autorité dont Jésus pouvait se prévaloir ? Evidemment, Jésus triche un peu. Lui, il sait parfaitement qui est Dieu, puisqu’il est lui-même Dieu. Et il sait ce dont nous avons besoin, puisqu’il nous a créés. Il nous connaît non pas comme s’il nous avait faits, comme on dit parfois entre nous, mais parce qu’il nous a faits. Alors, cette autorité, bien entendu, ce n’est pas l’autorité d’un petit caporal prussien qui adore faire sentir son autorité sur ses subordonnés, ou même parfois sur les membres de sa famille. Ce n’est pas non plus l’autorité intellectuelle ou l’autorité du savoir que certains aiment sentir sur les autres. Il y a des choses que moi je sais, mais je ne dis pas tout, comme cela, si jamais je ne suis pas d’accord avec ta proposition, je pourrai toujours dire : « oui, mais il ne faut pas oublier que … ». Et ainsi je renverse toute la problématique, et je balaie la proposition qui me dérange.
Ce n’est pas non plus l’autorité supérieure des gens qui savent, par rapport aux petites gens qui travaillent le nez dans le guidon et qui n’ont pas de culture. C’est la chose la plus dangereuse qui soit, la culture. Cela me rappelle une anecdote que j’ai vécue quand j’étais encore en Belgique, dans les années quatre-vingts. J’étais au couvent à Bruxelles, près des bureaux du Marché commun. Et je rencontrais un fonctionnaire européen, je lui demandais s’il allait rentrer chez lui pendant les congés de Toussaint. « Oui, bien sûr, me répondit-il, en soupirant, quand on a un certain niveau de culture, on a besoin de rencontrer des gens de son niveau ». Et je me suis dit : mon Dieu, j’espère ne pas être cultivé, car, si être cultivé, ce doit être un handicap pour pouvoir rencontrer les autres, alors je préfère ne pas être cultivé. La culture, ce ne doit pas être un amoncellement de connaissances qui doit s’élever comme un rempart de livres autour mon cœur et qui doit m’empêcher d’entendre et d’écouter mon voisin. Ce doit être le contraire : c’est parce que j’ai lu Germinal de Zola que, peut-être, je suis plus sensible à la misère sociale et humaine de certaines personnes.
Et c’est là sans doute l’autorité avec laquelle Jésus parlait. Ce n’est pas l’autorité acquise par une montagne de diplômes engrangés, mais la subtilité, la finesse du cœur qui lui permettait de toucher les gens au plus profond d’eux-mêmes, comme il a touché Marie-Madeleine, accusée d’être une femme publique, comme il a touché saint Matthieu, qui magouillait dans les comptes de la perception d’impôts. Alors, nous aussi, que toute notre culture affine notre intelligence pour qu’elle nous permette de pouvoir aller au cœur des choses : l’amour que Dieu a pour chacun de nos frères.