J’ai toujours l’impression que, dans une homélie sur la sainte Trinité, on attend le théologien, a fortiori le mathématicien, au tournant. Quel que soit le regard que l’on pose sur le Dieu trinitaire du christianisme, il semble qu’on doive toujours buter sur une explication qui se résume à 3 = 1.
Trois personnes divines, un seul Dieu.
Le Père, le Fils, le Saint-Esprit, trois individualités distinctes, pourtant le même et unique Dieu.
Me voici donc, théologien et mathématicien, au pied du mur.
Ce n’est certainement pas aujourd’hui qu’on va épuiser le mystère, car la Trinité reste de l’ordre du mystère et un mystère expliqué n’en est plus un. Ni le théologien, ni le mathématicien n’en viendront à bout ; tout au plus va-t-on pouvoir expliquer pourquoi un Dieu qui investit la rencontre avec l’humain jusqu’à pleinement s’incarner apparaîtra toujours mystérieux.
Le mystère est d’autant plus épais que les trois personnes de la Trinité ne sont en rien des modes d’apparition de Dieu, qui viendrait au monde tantôt sous forme de Père, tantôt de Fils, tantôt d’Esprit. Non ! Père, Fils et Saint-Esprit sont exactement le même Dieu, justement que rien ne distingue.
C’est difficile à comprendre la Trinité et c’est précisément son rejet qui donnera, au sixième siècle, l’hérésie nestorienne qui s’est répandue vers l’Orient et qui deviendra ensuite l’Islam. Vous savez que le Coran, bien qu’il parle essentiellement de Jésus et de Marie, rejette la divinité du Christ – qu’il ne voit plus que comme le plus grand des prophètes – et accuse les Chrétiens d’être des « associateurs » c’est-à-dire qui associent scandaleusement la divinité à l’humanité. Au fond, l’Islam, c’est avant tout un rejet de la Trinité. J’ai tendance à penser : par incompréhension.
Et on peut le comprendre : c’est incompréhensible la Trinité !
Surtout l’idée que la personne humaine puisse, d’une quelconque façon, être divine. Comment le comprendre ? Comment puis-je comprendre, moi qui vit en permanence dans la pesanteur de l’humanité – comme l’aurait dit la philosophe Simone Weil – comment moi qui m’affronte quotidiennement à mes limites voire à ma médiocrité ; comment « ne faisant pas le bien que je voudrais ; faisant au contraire le mal que je ne veux pas » – comme dirait Paul – comment moi qui me sait fini et très en-deçà de l’idéal que j’espère ; comment imaginer l’humain Dieu ?
Regardez cette humanité ! C’est déjà difficile de la voir pleinement humaine ; de comprendre l’Amour que Dieu lui porte. Alors de là à l’imaginer elle-même emportée vers le divin. Non c’est incompréhensible ! Ma propre divinisation est incompréhensible ! Franchement, qu’avons-nous de divin, à part l’amour que Dieu nous porte ?
Si le théologien conclut rapidement au mystère, le mathématicien, lui, peut creuser l’explication. Connaissez-vous les états superposés ? C’est une notion de physique quantique … Je vous rassure tout-de-suite : je ne vais pas vous donner ici un cours de science des particules.
En physique, des états superposés c’est quand on se trouve dans des états distincts en même temps. C’est la cas de la lumière qui apparaît et comme des grains lumineux, et comme une vibration et qui est, finalement, une réalité plus complexe qui superpose les deux états … comme, pourrait-on dire, le Christ superpose humanité et divinité.
C’est incompréhensible de concevoir comment se réalise en lui l’alliance de l’humanité imparfaite et de la divinité parfaite, de l’homme mortel et du Dieu éternel, de la faiblesse humaine et de la toute puissance divine. Il y a là quelque chose du paradoxe qui échappe à notre compréhension.
Quoique ...
N’avez-vous jamais pleuré de joie ? ri aux larmes ? Vous est-il arrivé de vous sentir effondré de plénitude ? …
N’avez-vous jamais éprouvé le bonheur de vous sacrifier ? Avez-vous déjà ressenti la joie d’être absent ? ou la présence de disparus ?
Parce que voilà des états superposés.
Savourez-vous le thé brûlant ? ou la douceur des piments forts ? Goûtez-vous la saveur bienfaisante des pilules amères ? la joie de l’effort qui exténue ? Appréciez-vous d’être piqué à vif ?
Vivez-vous comme des bienfaits que vos enfants parfois se trompent, s’égarent ou tombent ? Votre espérance voit-elle dans toute chute la grandeur d’un relèvement ? et dans toute mort, la lueur d’une éternité ? Ressentez-vous le désamour comme la place pour vous aimer ?
Voyez-vous comme petitesse la grandeur de Dieu ? dans l’abandon, l’ultime existence ? dans l’effacement, l’ultime présence ? dans notre beauté fragile, notre ultime divinité ?
Si vous voulez avoir une notion de la Trinité, allez écouter le second mouvement du Trio pour piano et cordes op. 100 de Schubert qui allie si bien sautillement et mélancolie ; pétillement et tristesse, dans une harmonie trinitaire que piano, violon et violoncelle incarnent chacun pleinement.
Il y a plein de circonstances de la vie où ce que nous éprouvons touche au paradoxe, à l’harmonie dissonante où se mélangent incompréhensiblement souffrance et joie, bonheur et larmes, tristesse et espérance.
Il y a, derrières ces alliages impossibles, qui nous arrivent pourtant, que la raison finalement ne comprend pas très bien, comme en filigrane, l’alliage impossible de la Trinité. Il faut que l’être-même de Dieu touche pour nous au paradoxe … sinon comment viendrait-il habiter les nôtres ?