« Prends patience avec moi, je te rembourserai » dit le serviteur de la parabole… Reconnaissons que cette réaction est dérisoire si on connait la somme en jeu ! Il est en réalité impossible de rembourser une telle dette ! Comme dans beaucoup d’autres récits d’Évangile, nous tombons ici encore dans l’exagération, pour nous ouvrir à la démesure de Dieu.
Le texte parle en effet de 10.000 talents ! Si nous transposons cette somme, elle équivaudrait environ au salaire moyen de soixante millions de journées de travail !
En disant « prends patience avec moi », c’est comme si le serviteur n’avait pas un rapport réaliste au temps et ne mesurait pas sa dette… ou comme s’il se prenait pour Jeff Bezos, patron d’Amazon, dont la fortune est évaluée à près de 5.000.000 de talents… Je n'ai pas fait le calcul, mais il est clair que nous sommes dans la démesure !
Si on garde les pieds sur terre, pour rembourser une telle somme, une vie ne suffit pas... En fait, une telle réaction est le propre des joueurs, des parieurs, qui pensent toujours qu’ils gagneront demain ce qu’ils ont perdu aujourd’hui !
Une des questions posées par cet évangile est peut-être d’abord la suivante : ne jouons-nous pas, un peu, avec la vie ? En croyant que nous pourrons rattraper le temps que nous perdons aujourd’hui ? « Prends patience avec moi, je te rembourserai » Oui, il y a un peu de procrastination en chacun de nous : Procrastiner, c’est postposer au lendemain ce que l’on peut faire dès aujourd’hui. C’est se croire au-dessus du temps, ou se dire victime de lui… A quoi bon le faire aujourd’hui, si je peux le faire demain.
Et c’est ici qu’il faut distinguer le temps du don —qui est souvent du donnant donnant— et le temps du pardon, de la vraie gratuité, du don au-delà du don…
Dans un rapport de don et du contre don, le temps fait souvent son œuvre. pour les petits gestes de la vie : un simple merci, un sourire… Il y a tellement de petites dettes de l’amour pour lesquelles nous ne pouvons dire : « Prends patience avec moi, je te rembourserai ». Comme « Prends patience avec moi, je t’aimerai plus tard.» Il ne s’agit en rien de se culpabiliser ou de jouer au comptable. Mais, n’est-ce pas aujourd’hui qu’il faut aimer ? Pas demain !
Mais si nous gardons cette logique du don et du contre-don, de l'amour à chaque instant, comment ne pas être parfois pas pris par le vertige du temps, précisément lorsque certains de nos actes d'amour nous demandent du temps, pour qu'ils s'exprimer ? Lorsque nous sommes pris dans une spirale de remords, de tristesse, de "j’aurais dû, j’aurais pu, je ne l’ai pas fait"… Le temps n’est alors plus un lieu de maturation, mais amène chez certains son lot tristesse, de regrets…
Voilà pourquoi, l’évangile va au-delà de cette logique du temps qui passe. C’est la logique de la gratuité, du temps qui vient ! L’Évangile va au-delà du don et du contre-don, de tout raisonnement comptable… En réalité, l’évangile renverse la valeur du temps, et nous ouvre à la démesure du temps de Dieu. Il nous rappelle que tout peut être repris, pardonné, transformé… Oui, le pardon est ce qui vient renverser la valeurs du temps. L'étymologie le dit bien : per-donare le pardon est ce qui va au-delà du don. Le pardon est ce qui est au-delà du temps des hommes, et qui s’inscrit dans le temps de Dieu, où tout peut être sauvé.
Destructeur, le temps l’est souvent à l’égard de l’amour, lorsqu'il se fait passion. Mais chance de construction, le temps l’est à l’égard de tout amour vrai et sincère, qui considère que rien n’est jamais acquis, qu’il y a toujours quelque chose de neuf à construire. L’amour véritable qui va jusqu’au pardon est donc celui qui ose faire du temps qui passe un allié, capable d’accueillir le présent pour ce qu’il est, et de transformer le passé, en le relisant de manière non douloureuse.
Voilà pourquoi il est alors bon de se rappeler que pardonner, ce n’est pas oublier, ce n’est pas justifier l’injustifiable. Pardonner est d’abord un acte de souvenir. Un souvenir devenu léger car nous nous sommes libérés d’une étreinte qui nous empoisonnait l’existence. Pardonner nous permet ainsi de retrouver l’autre, tout aimé qu’il soit, dans toutes les dimensions de sa personne, en refusant de l’identifier au geste ou à la parole blessante, à sa dette, à son histoire, à son passé…
Alors aujourd’hui, faisons place à l’indulgence, à la compréhension, jusqu’au pardon, en n’oubliant pas que nous pouvons aussi pardonner pour nous-mêmes ! Non pour libérer l’autre, mais pour nous libérer nous-mêmes et retrouver la paix, pour nous libérer nous-mêmes de ce nœud de colère, de tristesse et rancune qui peut parfois nous empoisonner l’existence.
Alors, donnons le temps au temps. Plutôt que le temps des hommes qui passe, et que l'on décompte, regardons le seul temps qui compte : le temps Dieu, qui prend son temps, et nous entraîne dans la démesure de sa gratuité !
Amen.