On ne comprend bien ce qu’est un schisme que comme douleur. C’est plus qu’une dispute ou une séparation, c’est un déchirement. Le schisme, c’est douloureux comme le cœur d’un enfant écartelé entre des parents qui se font la guerre ; douloureux comme les entrailles d’une mère déchirées par le conflit entre ses fils.
En l’occurrence, ce sont les entrailles de Dieu qui se déchirent des guerres entre les hommes et c’est le Christ qu’on écartèle quand il s’agit de Chrétiens qui s’affrontent.
Comprendre essentiellement le schisme comme douleur, bien au-delà des différences théologiques et des querelles d’interprétations ; dire qu’il est avant tout souffrance, c’est déjà aiguillonner – pour paraphraser saint Paul – notre désir de le résoudre.
Nous étions « frères séparés » et, trop longtemps, l’adjectif a pris le pas sur le nom. Trop longtemps, on s’est vus « séparés » jusqu’à presque ne plus se voir « frères ». Trop longtemps, notre attention s’est portée sur nos divisions et pas sur la souffrance d’être divisés. Tout cela au nom de Dieu … A la souffrance, voici que s’ajoute la honte. Pas tant celle d’avoir fait de nos frères des ennemis que celle d’avoir désobéi au commandement d’aimer nos ennemis. Au-delà de tout ce qui nous divise, il nous était demandé de maintenir le primât de l’Amour et nous ne l’avons pas fait. Comme trop souvent dans nos disputes, dans nos conflits de famille, dans nos ruptures de couple hélas.
L’idée d’une Église idéale, sans conflit ni tension, image terrestre de l’harmonie céleste, est une illusion, une idole au même titre que le sont la famille idéale, le couple idéal ou l’amitié parfaite. Il est même inéluctable que toute humanité en progrès s’affronte à des tensions. Tout accouchement reste douloureux : l’accouchement de soi en tant que personne ; l’accouchement de nous en tant que famille, couple ou amis ; l’accouchement de nous tous en tant que peuple de Dieu. Comme tout être humain, nos communautés passent par des crises de croissance, certaines conflictuelles, certaines douloureuses.
Mais ne sont-elles pas aussi salutaires ? On ne forme pas un couple, une amitié, une famille sur l’idée naïve d’un amour béat. A la base si, bien sûr, mais ce qui forme le couple, l’amitié, la famille – ce qui les solidifie surtout – ce n’est pas tant le fait d’éviter les conflits que pouvoir les surmonter, les résoudre, les transcender. L’amour auquel le Christ nous invite n’est pas une peur des tensions ou un rejet farouche des conflits ; il est au contraire un amour qui embrasse Judas, qui s’affronte à la haine fratricide et même à la mort. Nous sommes une Église de la tension résolue. C’est essentiellement ça le Christianisme.
Dès lors la diversité des personnalités au sein de l’Église est une richesse, celle des interprétations aussi. Même quand elles s’affrontent. J’ose même dire que c’est quand il transcende le conflit que le Christianisme apparaît le plus éclatant, précisément au moment-même où le nom de « frères » reprend le pas sur l’adjectif « séparés ». On a alors dégagé le conflit du ressentiment, pour ne plus laisser place qu’à la confrontation d’idées, qui peut redevenir fructueuse.
Nous sommes à cet état de richesse entre nous. Nous nous sommes affrontés, nous nous sommes déchirés, séparés, retrouvés frères, nous avons repris le dialogue et, de surcroît, enrichi notre relation au Christ de notre compréhension mutuelle. Aujourd’hui, si nous prions ensemble, que reste-t-il de l’adjectif « séparés » ?
Cette semaine de prière pour l’unité des Chrétiens est précisément la mise en œuvre concrète, effective et digne de Dieu, de notre fraternité retrouvée. Prions aussi que désormais notre unité qui ressuscite soit un exemple pour le monde, où trop souvent encore les religions s’entendent en termes de conflit.
Alors nous aurons semé plus largement que la paix entre nous, offrant à tous la perspective du salut que le Christ déjà réalise.