Quelle violence ! Quelle brutalité dans l’évangile d’aujourd’hui ! Voilà que le Christ, après avoir souhaité le bonheur aux pauvres et aux humbles, annonce le malheur aux riches et aux repus. C’est le monde à l’envers : on n’a plus le droit d’être heureux. Et cette condamnation est d’autant plus étonnante qu’elle n’apparaît qu’ici, dans l’Evangile de Luc. Ailleurs, chez saint Matthieu, il n’y a pas de condamnations, il n’y a que des béatitudes : bienheureux les doux, bienheureux les cœurs purs. Et pourtant saint Luc est connu comme l’évangéliste de la miséricorde. C’est chez lui et rien que chez lui qu’on trouve la parabole du fils prodigue. Comment peut-on concilier cette miséricorde avec toutes ces condamnations ?
Tout simplement parce qu’il ne faut pas confondre miséricorde et faiblesse. On imagine trop facilement que faire preuve de miséricorde, c’est faire preuve de faiblesse. Un enfant, un adulte commet une faute. Bon ! Comme je suis de bonne humeur, aujourd’hui je lui pardonne, il ne sera pas puni. Non, ce n’est pas cela, la miséricorde. La miséricorde, c’est la capacité de voir que l’homme en face de moi, ce n’est pas seulement un voleur ou un menteur, mais que c’est aussi quelqu’un, un enfant de Dieu.
Je ne sais pas si vous avez déjà vécu cette situation, mais elle est pénible et humiliante. Vous êtes assis à table et il y en a deux qui sont lancés dans une vive discussion. Il n’y a plus qu’eux qui parlent. Quand vous essayez d’intervenir, vous êtes balayé, oublié, réduit à rien. C’est ce que ressentent ceux qui ne parlent pas bien le français. Ils essaient de deviner de quoi on parle, ils cherchent leurs mots pour s’exprimer, mais trop tard ! On parle déjà d’autre chose. Mais il y a pire encore. C’est quand l’autre vous détruit de son regard, et cela, c’est quelque chose que les femmes doivent parfois subir, non seulement les femmes, mais aussi certaines catégories d’étrangers ou de personnes marginalisées. Ils sont en train d’expliquer quelque chose de nouveau et d’intéressant, et brutalement ils voient dans les yeux de leur interlocuteur une lumière qui passe et qui dit : « ah oui, mais c’est vrai, ce n’est qu’une femme ou un publicain ou un Samaritain ». On a le choix dans ce domaine d’exclusion, qu’il soit conscient et volontaire, comme on l’entend dans certains discours politiques. Et c’est cela qui révolte Jésus : c’est d’avoir devant lui des gens gonflés, bouffis, bardés d’idées simples et précises : pour eux, les uns sont des profiteurs, les autres des roublards, les troisièmes encore de grosses brutes, sans manière.
C’est cela que Jésus vient condamner avec fermeté : c’est cette dureté de cœur basée sur la certitude d’avoir raison et de pouvoir balayer autour d’eux tous ceux qui pourraient les déranger. Tout au contraire, Jésus s’est arrêté et a parlé avec la Syro-phénicienne qui demandait la guérison de sa fille possédée d’un esprit impur. Jésus a longuement parlé avec la Samaritaine. Et pourtant toutes deux étaient des étrangères. Il n’a rien dit à la femme adultère qu’on voulait lapider. Il lui a simplement dit : « va et ne pèche plus ». Il les a toutes considérées comme des personnes humaines, riches et respectables.
Dieu nous donne à chaque instant une chance de pouvoir recommencer. Nous ne sommes pas écrasés par nos erreurs du passé. Nous sommes parfois comme ce voyageur qui a été laissé sur le bord du chemin, blessé, brisé, sans plus aucune force pour se redresser. Et le Christ, comme le bon Samaritain, vient nous aider à nous relever et à reprendre nos activités. Plus comme avant, parce que maintenant nous avons appris de nos erreurs. Mais nous ne sommes plus écrasés par nos fautes, nous sommes mûris par notre expérience. Et surtout nous sommes transportés, transfigurés par cette immense confiance que Dieu nous donne à chaque instant. Nous pouvons alors retourner chez nous, riches de cet amour et forts de cette confiance sans cesse renouvelée. Grâce à cela, nous sommes vivants, vivants pour l’éternité.