11e dimanche ordinaire, année C

Auteur: Van Aerde Michel
Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique : C
Année: 2012-2013

Quel titre pourrions-nous donner à ce récit ? Je propose le titre « Extrêmes », au pluriel. C'est court (un seul mot) et c'est précis, pour désigner aussi bien l'attitude de l'inconnue, une femme qui ne dit rien et dont on ne connaît pas le nom, que l'attitude de Jésus qui se laisse soigner les pieds d'une manière pour le moins peu conventionnelle, à la limite érotique, dans un engagement affectif quasiment sans retenue.
Extrême : l'engagement corporel, des larmes abondantes au point de pouvoir laver les pieds d'un marcheur, les cheveux pour essuyer. Extrême : le luxe d'un parfum hors de prix. Extrême le risque pris par Jésus de laisser faire, de s'affirmer comme prophète et de pardonner, au nom de Dieu !
Il fallait oser pareille expression d'affection, il fallait oser affirmer le pardon. La symétrie est parfaite entre ces deux là. Ils sont tous deux dans l'extrême, dans l'excès, en est exclu le brave Simon, un modéré, un homme pieu et réservé, qui sait résister aux enthousiasmes comme aux passions, qui observe la loi, toute la loi mais rien que la loi, sans jamais s'aventurer au-delà.

***

Dans ce récit tout est excessif et démesuré. Rien n'est sous contrôle bien sûr car comment pourrait-on contrôler l'amour ? Et comment pourrait-on contrôler Dieu ? Ne faut-il pas un jour avoir perdu pied pour prétendre savoir nager ? Ne faut-il pas un jour avoir perdu pied pour prétendre avoir aimé ? « Qui veut sauver sa vie la perdra ». Se préserver, se conserver, c'est tout le contraire de ressusciter ! Parole de Jésus « celui qui perdra sa vie pour moi et pour l'Evangile, la sauvera ». Il faut se perdre pour se trouver !
Regardez les enfants, ils adorent se jeter dans le vide pour aboutir dans les bras de leurs parents. Ils s'élancent en porte à faux, sûrs d'être accueillis et, dans cet exercice, ils s'entraînent à la confiance, ils éprouvent leur propre audace et prennent ainsi confiance en eux. Ils ont besoin de répéter l'expérience pour bien vérifier la fiabilité d'un monde qu'ils ne contrôlent pas mais qui est bien là, de ces deux bras qui vont s'ouvrir, amortir la chute et leur donner contact avec le sol, doucement.
N'est-ce pas  ce que vit cette fille que l'on ne veut pas voir ? Elle ne demande la permission de rien, elle entre chez le pharisien, elle approche Jésus, elle le touche, ce qui est contraire à la Loi. Elle risque le tout pour le tout, à corps perdu, n'ayant plus rien à perdre et tout à gagner. Larmes, parfums, baisers : elle dépose tout aux pieds de Jésus, toute honte bue, sans crainte de tout montrer, avec le courage des désespérés. Mais elle n'est pas désespérée justement, elle y croit à ce pardon, seulement pressenti, pas encore exprimé. Elle joue son va tout, comme un coup de poker sans retour.
C'est après coup seulement, que Jésus raconte sa petite histoire de dette annulée. C'est après qu'elle ait montré beaucoup d'amour qu'elle apprend que, de toutes façons, elle était déjà pardonnée. Alors on ne sait plus si elle montre de l'amour parce qu'elle est pardonnée ou si elle est pardonnée parce qu'elle a beaucoup aimé. La logique, elle aussi, perd pied, comme si Jésus lui aussi ne savait plus bien ce qu'il dit car ce qui importe, c'est le cadeau, et que le cadeau soit accepté. La relation est alors bien nouée entre ces deux êtres extrêmes, brûlants, excessifs, qui se risquent tous deux à c½ur perdu.

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La question que je me pose maintenant est celle du réalisme de ce récit. Peut-on le raconter à des jeunes, à des adolescents ? Puis-je aujourd'hui vous prêcher un tel comportement ? Serait-ce responsable ? Serait-ce vraiment sérieux ?
Dans ce monde chaque jour davantage réglementé, où tout est calculé, vérifié, contrôlé, y a-t-il place pour un tel gaspillage d'affection, pour un tel oubli des erreurs passées, pour un tel pardon ? Dans ce monde mesquin et frileux, apeuré au moindre risque, y a-t-il place pour une telle humanité ? Dans ce monde hyper rationalisé, y a-t-il encore place pour une telle folie ? Y a-t-il encore place pour un amour aussi extrême ? Y a-t-il encore place pour Dieu ?