LA JOIE FOLLE DU PARDON GRATUIT
Contrairement à leur réputation d'hypocrites et de faux dévots (que certains d'entre eux sans doute méritaient), les Pharisiens étaient des Juifs très pieux, très généreux, voués sincèrement à défendre l'intégrité de la foi d'Israël devant la prestigieuse civilisation hellénistique qui entraînait bien des Juifs dans l'apostasie. Ces hommes observaient la Loi dans ses moindres détails et veillaient à imposer au peuple une pratique rigoureuse. Organisés en petites confréries, ils avaient coutume, le jour du shabbat, de se réunir dans la maison de l'un d'eux pour partager un bon repas, fraterniser dans la joie et discuter sur certains points de la Torah. Justement une grave question se posait alors : ce Jésus de Nazareth qui circulait en annonçant la venue du Règne de Dieu et en opérant des guérisons, qui donc était-il ? Un envoyé de Dieu ou un faussaire ? C'est ainsi que Luc montrera, à trois reprises, Jésus acceptant une invitation à participer à un banquet chez un Pharisien (encore 11, 37 et 14, 1).
Un incident grave va se produire et pour le comprendre, il faut imaginer la disposition de la pièce de la maison : les tables sont disposées en U pour que les serviteurs puissent apporter les plats par le milieu et les invités sont allongés sur des divans à l'extérieur. Bizarre ? C'était la mode grecque qui s'était imposée. Lors de ces banquets, la porte reste ouverte...ce qui autorise l'entrée impromptue d'une intruse !
Survient une femme de la ville, une pécheresse. Elle avait apporté un vase précieux plein de parfum. Tout en pleurs, elle se tenait derrière Jésus, à ses pieds, et ses larmes mouillaient les pieds de Jésus. Elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers et y versaient le parfum.
« Shoking, n'est-il pas ? »..... Qu'est-ce qu'il prend à cette folle ? Les convives contemplent la scène, bouche ouverte et esprit stupéfait, tandis que Jésus, lui, accepte, imperturbable, ces marques, il faut le dire, un brin scabreuses.
Le pharisien se dit : « Si cet homme était prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu'elle est : une pécheresse ! ».
La femme n'a pas de nom mais une étiquette : « pécheresse ». On dit souvent, sans être sûr, « prostituée » : en tout cas elle est connue, cataloguée, méprisée par cette pieuse assemblée.
Mais le soupçon porte tout de suite sur Jésus : s'il était un véritable envoyé de Dieu, il devrait connaître l'état de cette femme et refuser de se laisser contaminer par son impureté.
Alors Jésus raconte à son hôte Simon une petite parabole qui semble anodine mais qui va se refermer sur lui comme un piège.
Un créancier avait 2 débiteurs : le premier lui devait 500 pièces d'argent, l'autre 50. Comme ni l'un ni l'autre ne pouvait rembourser, il remit à tous deux leur dette. Lequel des deux l'aimera davantage ? - - C'est celui à qui il a remis davantage, il me semble.
- Tu as raison, dit Jésus. --- Et il montre le contraste des comportements des deux personnages.
- A l'entrée, tu ne m'as pas versé de l'eau sur les pieds ; elle les a mouillés de ses larmes.
- Tu ne m'as pas embrassé ; elle embrasse mes pieds.
- Tu ne m'as pas versé du parfum sur la tête ; elle m'a versé un parfum précieux sur les pieds.
Je te le dis : si ses péchés, ses nombreux péchés, sont pardonnés, c'est à cause de son grand amour. Mais celui à qui on pardonne peu montre peu d'amour.
Puis il dit à la femme : « Tes péchés sont pardonnés ».
Les invités se dirent : « Qui est cet homme qui va jusqu'à pardonner les péchés ? ».
Jésus dit à la femme : « Ta foi t'a sauvée : va en paix ».
On pourrait penser, de prime abord, que ce sont les gestes d'affection de la femme qui lui méritent son pardon. Il n'en est rien évidemment. Elle ne se conduit pas de la sorte pour être pardonnée mais parce qu'elle l'est ! Auparavant elle a dû écouter Jésus, elle a été bouleversée, elle lui a fait confiance, elle a compris qui il était et qu'il pouvait en effet lui donner le pardon de ses péchés.
Foi extraordinaire car le pardon de Dieu ne pouvait s'obtenir que par les offrandes et les sacrifices au temple - et jamais par « un confesseur » ! La femme avoue donc la gravité et l'impureté de ses péchés et elle croit que Jésus fait miséricorde à sa misère. D'où l'achat de ce « parfum précieux » donc coûteux, cette démarche audacieuse et ces effusions d'une femme tellement transportée de reconnaissance qu'elle brave le jugement de ces messieurs bien.
Car Simon, le pharisien, était un brave homme, fidèle à son épouse, sage en affaires, qui ne manquait aucune liturgie, priait, observait le shabbat, donnait aux pauvres. Il n'avait à se reprocher que des peccadilles : « J'ai eu des distractions dans les prières, j'ai eu un geste d'énervement, j'ai été un peu gourmand... ». C'est tout ? Oui c'est tout. Comment alors sauter de joie quand on n'a presque rien à se laisser pardonner ? D'ailleurs il avait accueilli Jésus sans aucune marque de déférence et il ne lui serait pas venu à l'idée de lui demander de lui offrir le pardon divin : c'eût été un blasphème !
Femme, ta foi t'a sauvée : tu as eu confiance en moi, Jésus ton Sauveur. Tu peux aller en paix : tes fautes ne sont plus un poids écrasant, et ton passé, un boulet à tirer. Ne crois pas ces hommes qui te jugent encore souillée, « impure » ; va et chante ta joie.
La très grave question à nouveau se pose, comme déjà lors de la guérison du paralytique (5, 21) : comment ce Jésus ose-t-il pardonner ? Qui est-il pour parler de la sorte ?
REFLEXIONS SUR LE PÉCHÉ, LE PARDON ET LA RECONNAISSANCE
Cette scène nous invite à une réflexion sur le péché et le pardon : le premier existe bien et le second n'est pas qu'un coup d'éponge.
Le péché n'est donc pas simplement une infraction à un règlement, une faute contre la morale et qu'il suffirait de minimiser avec un sourire ou d'oublier : il concerne Dieu, il est comme une dette (« Remets-nous nos dettes » dit le Notre Père : Matt 6, 12 ; voir Luc 11, 4). Il est une réalité essentielle et ce n'est pas parce que jadis on en faisait une obsession et une cause de scrupules maladifs qu'il faudrait aujourd'hui le dévaloriser ou même le nier. C'est comme si l'homme prenait indûment quelque chose à Dieu et qu'il devait lui rendre. Or personne ne peut rendre. Créance petite ou grande, péché léger ou grave : nul ne peut restituer puisque l'Autre est en question.
Mais voilà, proclame Jésus, que Dieu vient inaugurer son Règne de paix, il offre le pardon général : « il remit à tous deux leur dette ». Gratuitement. La Croix est croix sur nos fautes. C'est pour cela qu'elle est sanglante. Car le péché tue.
Celui qui se déclare indemne, qui n'a conscience que de broutilles, ne comprend rien au privilège du pardon. Le danger du pharisaïsme est là : à force d'efforts, de générosité, de pénitences, le bon croyant se croit en règle, il perd conscience de sa faiblesse, il n'a plus rien à se reprocher. En voulant obéir en tout à Dieu, en croyant lutter pour son honneur, au fond il bâtit sa propre statue. En conséquence, il considère le pardon comme anodin, allant de soi...et il juge durement ceux et celles qui n'ont pas « sa perfection ».
Par contre le plus grand pécheur, celui qui porte le plus lourd poids de fautes, s'émerveille d'apprendre que sa dette lui est remise. Le pardon lui révèle l'horreur de ce qu'il a fait et l'amour de Celui qui lui pardonne.
En conséquence, au lieu d'acquitter une redevance pour un code transgressé, il aime celui qu'il a blessé et qui l'aime malgré tout. Et cet amour ne reste pas un soulagement secret, gardé à l'intérieur, un apaisement de l'âme, la fin d'une culpabilité : cet amour s'exprime, explose dans la gratitude envers le Seigneur, il se manifeste dans la joie, l'action de grâce, la reconnaissance.
Heureux ce pécheur pardonné s'il ne se heurte pas à de « bons croyants » qui trouvent inconvenante son allégresse, c.à.d. qui sont jaloux de ce pardon énorme et « immérité ».
Nos assemblées, habituées à marmonner des kyrie eleison sans trop y penser, n'auraient-elles pas besoin parfois de manifestations aussi impétueuses et choquantes ? Elles nous guériraient du pharisaïsme qui, on l'a compris, parasite toute religion, y compris la chrétienne.
11e dimanche ordinaire, année C
- Auteur: Devillers Raphaël
- Temps liturgique: Temps ordinaire
- Année liturgique : C
- Année: 2012-2013