La figure de Jean-Baptiste est centrale dans la liturgie de l'avent : par là, l'Église fait retentir son appel dans le présent : « Préparez le chemin du Seigneur ». Selon Luc, Jean prêche en prenant appui sur le prophète Isaïe et en l'actualisant : « Comme il est écrit dans le prophète Isaïe », dit-il. De même, un peu plus tard, quand Jésus commence à prêcher, il va à la synagogue de Nazareth et ouvre le lire d'Isaïe pour en faire le commentaire : « L'Esprit du Seigneur est sur moi pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres ». Comme croyants, nous sommes habités par une longue mémoire, des paroles et des textes reçus de la tradition, que nous relisons dans le présent, en les transposant dans notre propre temps. Nous leur permettons ainsi d'être des paroles vivantes qui viennent éclairer notre propre chemin.
Dans des temps difficiles, marqués par la déportation et l'exil, par la guerre ou par la domination et l'occupation étrangères, des prophètes, - Isaïe, repris plus tard par Baruch, puis par Jean, - prennent la parole nourrir une espérance, quand tout semble conduire au découragement voire au désespoir, quand tout semble dire qu'il n'y a plus rien à espérer. Chacun, en son temps et à sa manière, ouvre le présent sur un avenir offert par Dieu.
Isaïe comme Baruch invitent à garder confiance, car disent-ils, l'avenir reste ouvert : cet avenir appartient à Dieu, et Dieu est fidèle à ses promesses ; il va intervenir. Cependant, en reprenant les textes prophétiques et en les actualisant, Jean effectue un déplacement important dans la dynamique de l'espérance : « Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez sa route... et tout homme verra le salut de Dieu ». L'espérance trouve sa source et sa force dans une confiance faite à la promesse de Dieu, mais elle prend corps dans une pratique qui contribue, de quelque façon, à la venue de Dieu.
Préparer le chemin du Seigneur est une responsabilité à la fois éthique et spirituelle. Les images utilisées par Jean évoquent des obstacles à la venue de Dieu : ravins et montagnes, passages tortueux et routes déformées... Ces obstacles, Jean en précise la nature. En effet, quand les auditeurs de cette prédication lui demandent : que nous faut-il faire ? celui-ci les renvoie vers leurs responsabilités immédiates : que celui qui a deux vêtements en donne un aux pauvres, que le collecteur d'impôt ne s'emplisse pas les poches, que le soldat n'use pas de violence... Telle est la suite du texte que la liturgie nous proposera en lecture dans une semaine. Les trois exemples proposés par le texte vont dans le même sens : ils désignent chacun un rapport inégal du fort au faible, et ils mettent en cause une pratique habituelle, socialement admise par la partie privilégiée, pour laquelle il est normal qu'on profite de sa situation. Mais tel est précisément l'obstacle qui demande à être levé. Jean met en cause cette évidence et cette légitimité ; il requiert une pratique différente, une conversion, car cette mentalité commune au point de sembler aller de soi est précisément l'obstacle à la venue de Dieu, qu'il s'agit de lever afin de préparer le chemin du Seigneur. C'est en cela, en effet, que consiste l'acte de rendre droits les sentiers et de combler les ravins... et alors, tous verront le salut de Dieu.
Comment cette prédication de Jean-Baptiste peut-elle retentir aujourd'hui aux oreilles d'universitaires chrétiens ?
Le monde dans lequel nous vivons est bien loin de ressembler à ce qu'avaient espéré et annoncé les prophètes : « Voici venir des jours où j'accomplirai la promesse de bonheur que j'ai adressée à la maison d'Israël », proclamait le prophète Jérémie en ouverture du temps de l'avent. Notre histoire est faite de trop de contradictions et de violences que pour qu'elle puisse être le lieu de la présence visible du salut de Dieu. Et c'est bien pourquoi, l'avent nous rappelle, chaque année, que nous sommes en attente et en espérance. Il nous est dit cependant : « Préparez le chemin du Seigneur ».
Notre monde est façonné par d'innombrables pratiques tortueuses, de discours déformants, de violences faites aux plus faibles. Nous participons souvent à cet ordre de choses de façon plus ou moins aveugle ou délibérée : l'idolâtrie du marché annoncé comme sauveur universel, la brutalité des pratiques économiques, les manipulations et multiples formes de corruption et de détournements, les jeux de pouvoir et les comportements institutionnels tordus... La confiance dans les institutions s'en trouve profondément ébranlée ; toutes les institutions sont aujourd'hui plus ou moins profondément discréditées, quelles qu'elles soient : économiques, judiciaires, politiques, mais aussi ecclésiales. Les plus faibles en sont d'abord et partout les victimes. Et pour beaucoup, l'avenir est porteur de bien plus de menaces que de promesses. Dieu ne peut survivre dans une monde de mensonge. Préparer le chemin du Seigneur, n'est-ce pas dès lors et d'abord faire ½uvre de responsabilité et de vérité ? Le messie attendu et annoncé par Jérémie devait faire prévaloir le droit et la justice de sorte que tous puissent habiter en sécurité dans le pays. Jean Baptiste disait en son temps qu'il était de la responsabilité de chacun de faire cela, et que c'était la condition de la venue du messie... Difficile exigence pour aujourd'hui, dans nos pratiques personnelles, privées ou professionnelles et dans nos pratiques collectives. La protestation dont a été porteuse la marche blanche et l'espoir mis dans les commissions parlementaires expriment l'immense aspiration à une société plus juste et plus vraie, libérée du mensonge et de l'hypocrisie. La recherche de vérité et de transparence est une urgente exigence de société. Exigence de cohérence et d'authenticité dans les comportements personnels et professionnels, exigence de clarté dans les pratiques institutionnelles, exigence d'honnêteté dans les affaires, exigence d'intégrité en politique, exigence de vérité et de participation dans les fonctionnements ecclésiaux. Pour nous chrétiens, cette droiture dans tous les domaines de l'existence personnelle et sociale est en quelque sorte aussi une condition de crédibilité de toute parole que nous pourrions dire sur Dieu : par là, nous ouvrons ou nous fermons des chemins par lesquels Dieu pourrait passer.
Mais l'attitude chrétienne d'attente et d'espérance peut-elle s'exprimer complètement à partir de la figure de Jean-Baptiste ? Pour nous, Dieu n'est-il pas déjà venu à nous en Jésus ? Selon Luc, je l'ai déjà relevé, Jésus commence aussi sa prédication en citant et commentant Isaïe : « L'Esprit du Seigneur est sur moi pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres ». Jésus n'invite plus à préparer le chemin du Seigneur. Il dit : « Le royaume est au milieu de vous ». Et il en fait les signes. Son attitude d'accueil et de vérité est telle que le pauvre ou le pécheur qui se sent reconnu et pardonné, le malade qui retrouve la santé, le marginal qui est remis au centre, le riche enfermé dans son égoïsme qui se découvre la capacité de partager, tous ceux-là qui retrouvent leur véritable humanité, voient le salut de Dieu dans cet événement même : Dieu vient à eux, au c½ur même de leur existence transfigurée. Et les gens s'étonnent et se réjouissent de ce que « Dieu ait donné une telle autorité aux hommes » dit Matthieu.
S'il reste donc vrai qu'il faut constamment préparer le chemin du Seigneur en écartant les obstacles à sa venue, passages tortueux et routes déformées, tout l'Évangile dit en même temps : le Seigneur est présent parmi nous ; il se donne à voir, à entendre, à toucher là où la puissance de l'amour suscite la vie, dans cet entre deux de la relation interpersonnelle ou communautaire de la rencontre et de l'échange en vérité, qui se libère des multiples processus de marginalisation et de mépris, d'ignorance de l'autre. Dieu peut se donner à voir et à entendre au c½ur des pratiques sociales qui révèlent le vrai visage de l'humanité.
La conversion à laquelle Jean-Baptiste appelle n'est donc pas un préalable à la venue de Dieu : cette conversion, lorsqu'elle va jusqu'au bout d'elle-même, est l'acte qui permet à Dieu de s'offrir dans le présent. Ainsi le Royaume se donne comme une pousse fragile, dont la maturité se fait par lente germination et croissance. Par les difficiles et exigeantes conversions sur le chemin de la vérité et de la responsabilité, et par les moments lumineux où l'existence se transfigure par la force de rencontre et de réconciliation de l'amour, se maintiennent vive l'attente et l'espérance de ce jour où tout homme verra le salut de Dieu, cet horizon universel de notre espérance anticipé et annoncé dans la résurrection de Jésus.