Depuis 5 semaines, la liturgie commente le chapitre 6 de St Jean : le miracle des pains, la Parole vivante venue du ciel qui donne accès au Père dans la foi, et depuis la semaine dernière, le pain eucharistique et sacramentel.
Jean nous met en garde contre une lecture littérale. Il ne s'agit pas de manger la chair du Christ et de boire son sang dans un sens matériel, mais de participer à la vie du Fils de l'homme descendu du ciel pour donner sa vie pour les hommes. Le danger est grand de traduire le verbe trogô par « mastiquer » ou « dévorer » la chair du Christ. On comprend alors les interrogations (« Comment peut-il nous donner sa chair à manger ? », Jn 6, 52) et même le dégoût des assistants (« Elle est intolérable cette parole », Jn 6, 60). Et pourtant, il ne s'agit pas d'anthropophagie, de manger de la chair morte, de la viande d'un cadavre. Jean lui-même nous donne l'interprétation spirituelle : « C'est l'Esprit qui fait vivre ; la chair ne sert à rien », Jn 6, 63.
Ensuite, la belle confession messianique de Pierre en Jn 6, 69-70 :
« Seigneur à qui irions-nous ?
Tu as les paroles de la vie éternelle.
Nous avons cru (hè-èmin) et nous savons (yada') que
tu es le Saint de Dieu ».
Il faut la comparer avec celle des Evangiles synoptiques (Mc 8, 27-33) : « Et pour vous, qui suis-je ? » Pierre répondit : « Tu es le Christ » (Mc 8, 29). A noter que pour Jean la vie éternelle est déjà commencée dans la connaissance que nous avons du Père et du Fils dès cette vie (Jn 17, 3).
Si nous comparons maintenant la partie eucharistique de Jean et celle des évangiles synoptiques, nous pouvons faire quelques réflexions intéressantes. Les synoptiques divisent l'institution de l'eucharistie en deux grandes parties : la bénédiction du pain et celle du vin.
Dans un premier temps, Jésus reproduit les gestes du père de famille juif à l'occasion du repas festif : il prend (labôn) du pain, il prononce la bénédiction (eulogèsen, la berakah juive), il rompt le pain (eklasen) et le donne (edôken) à ses disciples. Mais au lieu de dire la parole de la haggâdâh de la Pâque juive (« Ceci est le pain de la misère d'Egypte », lèhèm 'anyâ), Jésus dit : « Ceci est mon corps » (sôma, en grec, ou gûphâ en araméen). Jésus se donne entièrement aux croyants présents et futurs. Le corps signifie la totalité de sa personne. Remarquons que chez Jean, Jésus donne sa « chair » (basar, en hébreu, ou sarx, en grec) « C'est ma chair pour la vie du monde », Jn 6, 51b.
Dans un deuxième temps, nous trouvons dans les synoptiques une double parole sur le vin :
- « Ceci est mon sang de l'alliance (Ex 24, 8) qui est répandu pour beaucoup » (Mc 14, 24 et parallèles)
- « En vérité, je vous le dis, je ne boirai plus du produit de la vigne (pry ha-gèphèn, l'expression hébraïque) jusqu'à ce jour-là, où je le boirai, nouveau, dans le royaume de Dieu » (Mc 14, 25 et par.)
C'est cette dernière parole toute simple qui est considérée par la plupart des exégètes comme historique. Jésus donne rendez-vous à ses disciples pour le banquet eschatologique où ils boiront avec lui le vin nouveau du royaume.
Le premier texte sur le sang de l'alliance répandu pour la multitude (Mc 14, 24) en rémission des péchés (Mt 26, 28) est une allusion à la théologie de la rédemption de Paul. La première communauté de Jérusalem avait appliqué la figure du serviteur souffrant d'Isaïe 53 à la mort du Christ qui donne sa vie en expiation pour les autres. La communauté hellénistique et Paul, en particulier, vont développer à l'infini la réflexion sur le sacrifice du Christ, sa souffrance vicaire et son sang rédempteur. « Combien plus maintenant, justifiés par son sang, serons-nous par lui sauvés de la colère de Dieu » (Rom 5, 9). Paul ne remplit pas la condition formelle du véritable apôtre définie par les Actes 2, 22 (« avoir accompagné Jésus depuis le baptême de Jean jusqu'au jour où il nous fut enlevé »). Il s'est converti sur le tard et n'a pas connu le Jésus terrestre (2Cor 5, 16 : « A supposer même que nous ayons connu le Christ selon la chair... ei kai egnôkamen). Il ne peut donc prêcher que le Christ et le Christ crucifié » (1Cor 2, 2). Marc, ancien disciple de Paul et Barnabé (Ac 15, 36-40) n'utilise qu'une seule fois un texte sur la rédemption par le sang, précisément dans sa péricope eucharistique sur le vin et encore avec beaucoup de discrétion : « le sang de l'alliance (allusion à Ex 24, 8 et à Moïse) répandu pour beaucoup ». C'est Mt 26, 28 qui ajoute « en rémission des péchés ».
Il y a beaucoup de raisons de penser qu'il s'agit là d'un héritage de la tradition sur la rédemption par le sang de Paul qui n'appartient pas au Jésus historique.
- Jésus n'a pas enfreint l'interdiction juive de boire du sang (Lév 17, 14). Il est impensable qu'il ait ordonné à ses apôtres à la dernière Cène de boire du sang. Ils se seraient tous enfuis, en bons Juifs qu'ils étaient !
- Cela n'a pas de sens de dire : « Ceci est mon corps » ou « Ceci est ma personne pour vous » et d'ajouter ensuite « Et encore un peu de sang en plus ! ». Le sang fait évidemment partie du corps et de la personne totale. Il apparaît ici comme une pièce ajoutée.
D'autre part, la doctrine de la rédemption de Paul pose un grave problème. Pour obtenir un bien (la rédemption d'Adam et des hommes) faut-il nécessairement passer par un mal (la mort sanglante du Fils de Dieu) ? N'y a-t-il pas quelque chose de barbare et de cruel dans l'expiation obligatoire par le sang du Christ ? Romains 3, 25 écrit : « Dieu l'a exposé, instrument de propitiation par son propre sang ».
La seconde parole sur le vin est à la fois plus proche du Jésus historique et de la miséricorde de Dieu. Jésus nous invite à le retrouver au banquet de la fin des temps pour y boire avec lui le vin nouveau, le vrai fruit de la vigne. L'eucharistie nous met déjà en présence de la personne totale de Jésus (« Ceci est mon corps ») et nous promet le vin nouveau du Royaume de Dieu (Mc 14, 25). Que peut-on rêver de plus beau ?
21e dimanche ordinaire, année B
- Auteur: Van Cangh Jean-Marie
- Temps liturgique: Temps ordinaire
- Année liturgique : B
- Année: 2011-2012