Aux sources du Jourdain, près d'une grande ville païenne, Césarée de Philippe, Jésus a provoqué la confession de foi de Simon : "Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant". Et l'apôtre devient Pierre, la première pierre vivante, la pierre de fondation de l'Eglise que Jésus crée comme instrument d'entrée dans le Royaume de Dieu. Mais la scène n'est pas finie : elle se poursuit immédiatement par l'évangile de ce dimanche qui dut résonner aux oreilles des apôtres comme un coup de tonnerre et qui certes va à nouveau nous secouer drôlement ! Alors que Pierre vient de confesser l'éminente grandeur de Jésus, voici que celui-ci tout à coup fait une révélation épouvantable.
PREMIERE ANNONCE DE LA PASSION
A partir de ce moment, Jésus le Christ commença à montrer à ses disciples qu'il lui fallait partir pour Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des Anciens, des chefs des prêtres et des scribes, être tué, et le 3ème jour ressusciter....
En reprenant la même expression qui marquait le début de la mission de Jésus ("A partir de ce moment, Jésus commença à proclamer..."4, 17), Matthieu indique que nous entrons dans la 2ème partie de l'Evangile, un nouveau commencement : la montée vers Jérusalem où Jésus va vivre sa Pâque : souffrir, mourir et ressusciter.
"Il lui fallait..." : évidemment Jésus ne se sent pas forcé d'accomplir un destin inscrit d'avance dans les astres. Pas plus qu'il ne croit que Dieu son Père exige qu'il meure pour apaiser sa colère. Pas plus qu'il ne ressent une envie morbide de mort. "Il faut" est une expression biblique : il s'agit d'une volonté de Dieu que le fidèle se doit d'accomplir. Après la longue mission à travers la Galilée, Jésus a compris qu'à présent son Père l'appelait à la poursuivre à Jérusalem : son message doit retentir au c½ur de la capitale.
Qu'il prédise ses souffrances et sa mort n'est pas dû à un charisme spécial de divination. Dès le début, Matthieu nous a montré que Jésus était soupçonné, contesté, détesté, haï par certaines autorités de son peuple.
Quand il a pardonné au paralytique, les pharisiens ont crié au blasphème (9, 3) ; quand il partageait la table avec des pécheurs notoires (9, 11), quand il s'appelait "médecin", "époux", ils étaient horrifiés ; s'il opérait des guérisons, c'était "par le chef des démons"(9, 24 ; 12, 24) ; quand il autorisait ses disciples à faire des entorses à l'observance sacrée du shabbat (12, 2), ils étaient scandalisés. D'ailleurs, un jour, quelques pharisiens n'avaient-ils pas déjà décidé sa perte ? (12, 14).
Donc l'hostilité est déclarée depuis longtemps et il est certain que scribes et pharisiens de Galilée ont alerté leurs collègues de la capitale. Puisque Jésus est absolument décidé à poursuivre sa mission, à proclamer au temple le même message et à poser les mêmes actes, il s'ensuit qu'il suscitera une haine violente qui ne pourra que le conduire à la souffrance et la mort. Mais il a une absolue confiance en son Père : le Dieu vivant le soutiendra et, si les hommes le tuent, Il lui rendra la Vie.
SIMON : PIERRE DE SCANDALE
Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches : " Dieu t'en garde, Seigneur, cela ne t'arrivera pas !". Mais lui, se retournant, dit à Pierre : " Passe derrière moi, satan, tu es un obstacle sur ma route ; tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes !"
Pauvre Pierre ! Et comme il est bien à l'image d'une Eglise qui aime un Seigneur opérant des miracles, adulé par la foule...mais qui refuse le chemin du sacrifice ! Son Maître venait de le surnommer "Pierre, Roc", mais dès qu'il se met en travers du chemin de Jésus, il retombe au rang du "satan", de ce diable qui, dans le désert, tentait déjà d'entraîner Jésus sur un chemin de gloire et de puissance (4, 1). Ainsi la plus haute autorité de l'Eglise peut devenir "diabolique" ! Est-il besoin de rappeler certains moments de l'histoire où la Papauté s'est dressée en puissance bouffie d'orgueil, où l'Eglise a refusé la voie de l'abnégation et a basculé dans le luxe, l'intolérance, la morgue ?...
AVERTISSEMENT A TOUS LES DISCIPLES
Il n'y a pas que Pierre qui doit entendre la dure leçon : c'est à chacun de nous que Jésus s'adresse ensuite :
" Alors Jésus dit à ses disciples :
" Si quelqu'un veut marcher derrière moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la gardera. Quel avantage en effet un homme aura-t-il de gagner le monde entier s'il le paye de sa vie ? Et quelle somme pourra-t--il verser en échange de sa vie ? Car le Fils de l'Homme va venir avec ses anges dans la gloire de son Père : alors il rendra à chacun selon sa conduite".
Jésus est le chef de file : nous ne pouvons que marcher derrière, lui emboîter le pas. Donc celui qui répond à son appel, qui choisit librement d'être chrétien, disciple de Jésus ("Si quelqu'un..."), doit accepter de renoncer à ses idées trop humaines de réussite.
"Qu'il prenne sa croix" : le sacrifice n'est pas une privation que l'on s'inflige, une ascèse que l'on programme. Le disciple, comme Jésus, doit décider d'aller jusqu'au bout de sa mission : en ce cas il sait d'emblée - ou en tout cas il apprend peu à peu - que son existence et ses options susciteront l'incompréhension puis l'hostilité de beaucoup. Remarques, énervements, colères, coups, arrestation, condamnation possible : Jésus ne peut annoncer à son Eglise d'autre destin que le sien : la croix ...mais pour aller à la vraie Vie !
Cette parole est rude ! Ce n'est pas pour rien qu'elle est l'enseignement de Jésus le plus répété par les évangélistes : pas moins de 6 fois !!! (Matt 10, 39 et 16, 25 ; Mc 8, 35 ; Luc 9, 23 et 14, 27 ; Jean 12, 25). Tout de suite il fallait inculquer aux premiers chrétiens une exigence qu'ils préféraient ne pas entendre.
Notre méditation devrait souvent se porter sur ce point : Contre qui Jésus s'est-il heurté ? Non contre les païens de Romains mais contre des frères de race. Non contre les grands pécheurs enlisés dans le mal mais contre des "gens bien", persuadés de défendre l'Honneur de Dieu. Non contre le sacerdoce en soi - mais contre le haut clergé imbu de ses privilèges et organisateur d'un culte formaliste. Non contre la théologie - mais contre les scribes tatillons et légalistes, soucieux des détails mais oublieux de l'essentiel de la Loi. Non contre les pharisiens appliqués à bien observer tous les préceptes - mais contre les hypocrites dissimulant leur fausseté sous des apparences pieuses.
L'Eglise se plaint des malheurs du monde, critique les moeurs dissolues, pointe les injustices sociales, dénonce la corruption des dirigeants et le déni des droits de l'homme... Il est secouant de nous rappeler que Jésus s'en est pris aux déviances de son Eglise. Et au lieu de maudire un monde pervers, il a accepté de donner sa vie sur une croix ignominieuse. Justement pour son Eglise ! Pour qu'elle le suive vraiment ! Le salut du monde ne dépend pas de nos cris mais de notre fidélité à vivre selon "les pensées de Dieu".
Question gravissime pour l'Eglise qui vit en régime de consommation, dans une société basée sur l'offre alléchante des biens de toutes sortes :
"Que sert à l'homme de gagner le monde s'il perd sa vie ??..."