Vous savez peut-être que j’apprécie les figures de style. Anaphore, litote, asyndète, euphémisme, oxymore, aposiopèse et autres synecdoques se cachent souvent dans les textes d’évangile et il est amusant de les rechercher. Ce soir, permettez-moi de vous demander si vous connaissez une forme de style assez peu connue, que l’on appelle l’adynaton… L’adynaton est un procédé rhétorique qui consiste à pousser à l’extrême une exagération, quitte à être dans l’impossible. L’adynaton est, si vous préférez, une sorte d’hyperbole, une image qui frise avec l’inconcevable.
Comme dans beaucoup d’autres paraboles, le récit que nous avons entendu ici tombe dans la démesure, dans une exagération impossible. Un homme devait 10.000 talents ! A l’époque de Jésus, le salaire normal pour une journée de travail —si vous ne jouiez pas au foot— était de un denier. Cette parabole nous parle donc d’une remise de dette de 10.000 talents, ce qui équivaut à 60.000.000 deniers, c’est à dire 2.400.000 mois. Bref, la dette dont parle l’évangile équivaut à 200.000 ans de salaire.
Voilà notre adynaton. Avouez que l’arithmétique divine est d’une toute autre logique que la nôtre et qu’un chiffre comme cela ne représente pas une dette possible à rembourser. La parabole ne parle donc pas d’une dette qu’un homme peut espérer rendre à un autre humain. Elle souligne plutôt le contraste entre la surabondance du don offert par Dieu et nos petits calculs, souvent mesquins. Car Dieu n’est pas un comptable qui offrirait ses bénédictions et ses dividendes aux uns et ses malédictions aux autres. Il ne se place pas dans un rapport de mérites, ne se fait pas prier, comme si un certain nombre de bonnes actions nous valait un poids d’indulgence. Dieu se cache toujours dans la démesure de la gratuité, dans l’inouï, l’impossible, l’incroyable.
Voilà pourquoi la dette dont il est question dans la parabole ne doit pas être comprise comme une faute dont nous pourrions nous acquitter. Plus fondamentalement, si nous sommes débiteurs insolvables, c’est au sens où nous ne serons jamais à l’origine absolue de nous-mêmes. Nous ne pourrons donc jamais ‘rembourser’ la vie qui nous a été donnée, même en la donnant. Car ce que nous avons de plus précieux nous est toujours donné !
Cette parabole nous rappelle donc que nous sommes toutes et tous précédés par un don originel —non par une dette— ce don de la vie que nous avons à accueillir et non à rendre. Et pourtant l’ homme endetté de l’Evangile y prétend : « Prenez patience envers moi, je rembourserai tout ! » Pour lui, le temps permet d’entrer dans une logique marchande. « Tu me donnes et je te rends et puis on est quitte ». Régler ses comptes, être quitte et libre de tout devoir : voilà ce que nous recherchons souvent inconsciemment dans nos rapports humains! Nous sommes ainsi dans le contre-don, qui souhaite avec le temps que la relation soit comme un bilan, à l’équilibre… « Prends patience, je te rembourserai ».
Bien entendu, nous ne sommes pas toujours dans un tel rapport comptable avec la vie. Combien de fois n’entrons-nous pas subtilement dans ce jeu. « Comment peux-tu me faire ça, avec tout ce que j’ai fait pour toi ». Nous le savons, si nous sommes tous égaux, la vie ne nous nous a pas rendus tous équivalents. Certains arrivent à l’existence avec un lourd passif, d’autres sont traversés par un sentiment d’injustice. Et pourtant, aussi difficile que cela puisse paraître, la parabole nous dit : « abandonne tes comptes ». Ne compare pas. Dieu te dit que tu ne lui dois rien et —plus difficile à entendre pour certains— il ne te doit rien non plus. Car le Royaume des cieux est un monde de gratuité, un Royaume où tout est don, tendresse, émerveillement, reconnaissance, pardon, don au-delà du don.
Lorsque nous découvrons cette économie divine du don, nous entrons alors dans une joie insoupçonnée, dans une logique de gratitude qui nous fait sortir de l’engrenage du chantage affectif, du cycle de la violence engendré par le ressentiment d’injustice. La démesure du pardon de Dieu se vivra alors à la démesure de notre don. Car c’est à nous de nous ouvrir, réellement, à l’impossible. C’est à nous d’accueillir ce pardon inconditionnellement, pour le répandre sans compter !
Quitter la logique du donnant-donnant, pour entrer dans la dynamique du don, de la gratuité, de la grâce, de l’impossible… Voilà une figure de style à donner à notre vie et ce à quoi l’évangile nous invite en ce temps de retrouvailles. Voilà l’économie nouvelle du Royaume.
Parce qu’être toujours dans le dû, c’est être à terme perdu.
Etre toujours dans le don, c’est s’ouvrir au pardon. Amen.