Le dimanche 22 août 2005, la Nouvelle Orléans était une ville bien organisée. On y trouvait de tout dans les magasins, l'électricité fonctionnait normalement et en ce premier jour de la semaine, les habitants, des gens comme vous et moi, se rendaient à la messe et aux offices religieux pour y entendre les prêtres et pasteurs leur rappeler l'essentiel du message chrétien : aimez Dieu et aimez votre prochain. Et les habitants de la Nouvelle Orléans ont écouté ce message qui a retenti depuis trois siècles dans la ville et qui a inscrit son empreinte dans sa culture. Une culture marquée par les influences du monde francophone, anglophone et hispanophone, toutes les trois portées par une colonne vertébrale chrétienne. Dans le gospel qu'elle a vu naître, cette ville exprimait avec tant d'émotion le message chrétien d'espérance et de liberté. Let my people go... Les habitants de la Nouvelle Orléans se disaient qu'ils iraient à la vigne !
Mais quand le 29 août le cyclone Katrina est passé par là et que les digues n'ont pas pu retenir les flots qui engloutirent la ville, ce ne sont pas seulement des vies humaines et des bâtiments qui sont anéantis. Il y a aussi une culture qui est détruite. Les repères ne sont plus là, les structures ont disparu et brutalement cela suffit pour que l'homme devienne une bête : il se met à piller, violer, n'hésite pas à remplir sa voiture d'objets plutôt que de proposer à la voisine âgée de l'accompagner pour fuir. Beaucoup d'habitants de la Nouvelle Orléans, heureusement pas tous, ne sont finalement pas allés à la vigne...
Ne montrons pas du doigt les malheureux habitants de la Nouvelle Orléans, ni les populations du Burundi, du Rwanda, de l'ancienne Yougoslavie qui se sont soudainement montrés cruels envers leur prochain. N'oublions pas les actes de barbarisme dont notre pays a pu être le témoin. N'oublions pas les automobilistes au-dessus de tout soupçon qui soudainement perdent tout sens de politesse et insultent leur collègue des pires maux à cause d'une ridicule griffe ou d'une place de parking. Il suffit de peu de chose pour que la couche de vernis de notre civilisation s'évapore et que nous nous conduisons comme des bêtes, sans morale, sans valeurs.
Dans la pièce de théâtre Fabbrica, qu'en décembre vous pourrez aller admirer au théâtre de Namur, l'auteur italien Asciano Celestini fait dire à trois reprises au personnage principal : la différence entre l'homme et la bête n'est que de l'épaisseur d'une allumette. C'est hélas trop vrai : pour les habitants de la Nouvelle Orléans et pour les belges. Nous disons que nous sommes prêts à aller à la vigne, mais sommes-nous vraiment déterminés à y aller en toute circonstance ?
Comment prévenir une telle érosion brutale de la civilisation ? Comment, comme chrétiens, endiguer le processus que Timoty Garton Ash appelle 'décivilisation' ? (DS 08/09/05) Je me permettrai de vous proposer trois attitudes :
o Veiller : ne jamais oublier que rien n'est définitivement acquis. Soixante ans de paix et de prospérité peuvent créer l'illusion que ce sont des acquits définitifs. Rien n'est plus illusoire. Notre civilisation européenne de 2005 ne pourrait-elle pas elle aussi devenir un colosse aux pieds d'argile ? Soyons conscients de la fragilité de toute construction humaine.
o S'en référer à l'exemple du Christ, victime innocente d'un processus de 'décivilisation'. L'exhortation de Saint Paul que nous venons d'entendre n'est pas un luxe, même pour nous qui sommes des habitués de la messe du dimanche. Ayons entre nous les dispositions que nous devons avoir dans le Christ Jésus (Phil 2,5). Si nous sommes convaincus que nos valeurs prennent racine dans le Christ, qu'elles ne se conjuguent pas sans référence au Christ, notre conscience morale devrait pouvoir résister aux assauts des événements qui minent nos liens avec Dieu et avec et notre prochain.
o S'engager pour tout ce qui construit et nourrit la culture qui soutienne les valeurs que le Christ nous a transmises. C'est ce que le dimanche des médias veut nous rappeler, c'est ce que fait depuis vingt ans, le Centre Religieux d'Info & d'Analyse de la Bande Dessinée. Les médias et les arts sont des outils de communication, ils nous mettent en lien, ils nous sortent de notre petit enclos individuel. Ils ont le potentiel de travailler notre culture en profondeur. C'est pour cela qu'il est important que des chrétiens soient engagés dans le monde des médias, des arts et de la culture, que ce soit au niveau professionnel ou par le biais d'associations. C'est dans la mesure où nous investirons aujourd'hui et ici dans la construction d'une culture qui soude des liens de charité entre les hommes, que nous nous préserverons de barbarisme.
Quand les repères disparaissent, c'est peut-être alors que l'on reconnaît les hommes et les femmes qui iront vraiment à la vigne. L'histoire est heureusement ponctuée d'hommes et de femmes qui, jusqu'au bout, souvent dans des circonstances épouvantables, ont tenu bon et ont donné leur vie par souci du prochain. Notre tradition chrétienne en compte bon nombre. Quand les repères se font vague, serons-nous tel un Maximilien Kolbe prêt à aller à la vigne et à donner notre vie ou serons-nous à la place de son exécuteur parce que nous n'avons pas trouvé la force de rompre l'engrenage de la 'décivilisation' ? Comme chrétiens, nous sommes habités par la conviction que c'est la présence constante de Dieu à nos côtés, qui nous invite à rejoindre la vigne et qui nous donnera la force d'y travailler. Il nous reste à répondre à son invitation. Que notre oui soit un vrai oui !