FOI ET POLITIQUE
Il ne faut jamais oublier que lorsque Jésus a fait son ultime entrée à Jérusalem, il n’a pas provoqué une insurrection violente contre l’occupant romain ni fulminé de condamnation contre les malfaiteurs, les pécheurs et tous ceux qui enfreignaient la Loi mais il s’est installé sur l’esplanade qui donne accès au Temple et c’est là qu’il « enseignait ». Comme si sa Parole était indispensable avant toute célébration liturgique. Comme si c’était les croyants-pratiquants qu’il fallait tenter de convertir en priorité. Le danger des rites n’est-il pas de se satisfaire de célébrations précises et solennelles mais sans guère d’effets sur les exigences radicales de Dieu dans la vie ?
Evidemment les responsables religieux sont excédés par ce laïc sans diplôme que le petit peuple écoute avec plaisir et ils vont tenter de le prendre en défaut par des questions insidieuses. Voici la première des quatre controverses qui vont se succéder : elles abordent des sujets d’un intérêt considérable.
PAYER OU NON LE TRIBUT A ROME.
Les pharisiens allèrent tenir conseil pour prendre Jésus au piège en le faisant parler.
Ils lui envoient leurs disciples, accompagnés des partisans d’Hérode : « Maître, lui disent-ils, nous le savons : tu es toujours vrai et tu enseignes le chemin de Dieu en vérité ; tu ne te laisses influencer par personne, car ce n’est pas selon l’apparence que tu considères les gens. Alors, donne-nous ton avis : Est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à César, l’empereur ? » Connaissant leur perversité, Jésus dit : « Hypocrites ! Pourquoi voulez-vous me mettre à l’épreuve ? Montrez-moi la monnaie de l’impôt. » Ils lui présentèrent une pièce d’un denier. Il leur dit : « Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? » Ils répondirent : « De César. » Alors il leur dit : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »
Sous l’apparence d’un compliment, ces hommes poussent Jésus à ne pas esquiver la réponse et à s’exprimer nettement en public sur cette question ultra brûlante qui agitait tout Israël. En effet si déjà l’on était pressuré par toutes sortes de taxes (sur les personnes, les propriétés, les transports de marchandises, etc.), il fallait en outre s’acquitter du « tribut à César » pour permettre les dépenses somptuaires de l’Empereur de Rome. Le payer en monnaie romaine – comme c’était obligatoire - n’était-ce pas reconnaître que l’odieux païen César était maître de la Terre que Dieu avait donnée à son peuple Israël ? Les extrémistes juifs, qu’on appellera les Zélotes, faisaient campagne pour refuser cet aveu d’esclavage mais en ce cas la répression était féroce et les rebelles payaient souvent leur refus par la crucifixion. C’est pourquoi les grands prêtres et les pharisiens s’acquittaient, à contrecœur, de ce tribut infâmant.
Jésus n’est pas dupe du piège tendu. De quelle monnaie vous servez-vous ? Avec quoi faites-vous vos échanges ? Qu’avez-vous en poche ? L’un d’eux tire un denier romain qui portait une représentation du buste de l’Empereur avec l’inscription « Tibère César, fils du divin Auguste, Auguste ». Nomination sacrilège car, en latin « augustus » signifie divin.
Donc, dit Jésus, puisque vous utilisez la monnaie frappée à l’image du Maître romain, vous devez lui rendre ce qui relève de son pouvoir- si ignoble et si répugnant vous paraisse-t-il. Donc RENDEZ A CESAR….
MAIS RENDEZ A DIEU CE QUI EST A DIEU !!! Or qu’est-ce qui porte l’image de Dieu ? C’est l’être humain qui a été créé « à son image comme à sa ressemblance » (Genèse 1). Nous voilà au cœur d’un immense débat qui agite l’histoire de tous les peuples et la vie de l’Eglise.
Il n’y a donc pas deux domaines juxtaposés : la vie sociale et politique dirigée par l’Empereur et, à côté, la zone religieuse où l’homme remplit ses devoirs pieux ! Il n’y a pas la vie profane avec quelques interstices où l’on s’acquitte de la prière et des cérémonies liturgiques. Et l’Eglise ne peut être confinée dans les sacristies.
L’Etat (César) peut être tenté de sacraliser son pouvoir, d’utiliser une religion qui prêche l’obéissance, la soumission, le respect des autorités, la valeur de la souffrance. Il a intérêt à entretenir les édifices religieux, à traiter les membres du haut clergé en notables, à prendre part aux offices solennels.
Et hélas, de l’autre côté, favorisée par l’Etat, l’Eglise peut devenir intolérante, imposant son monopole ou ne se rendant pas compte qu’elle est anesthésiée, ronronnant des doctrines émollientes sans plus aucun esprit prophétique pour critiquer le régime et défendre les plus faibles.
On a vu des souverains Pontifes jouir de contempler des rois prosternés devant eux pour baiser leurs sandales et fiers de les envoyer soi-disant dans un but missionnaire alors qu’en fait il s’agissait de faire main basse sur les richesses et les métaux précieux des indigènes.
Et ne voit-on pas aujourd’hui se lever des multitudes d’hommes convaincus que leur religion doit s’imposer comme loi d’Etat au monde fût-ce au prix des attentats et de la barbarie !
JESUS A L’ORIGINE DE LA LAICITE ?
Toutes ces dérives n’auraient pas eu lieu si l’on avait mis en pratique la déclaration de Jésus dont on s’aperçoit maintenant qu’elle est à l’origine de la laïcité. René Rémond, le grand historien de l’histoire de l’Eglise écrivait :
« Le christianisme a une position originale dans laquelle il n’est pas impossible dé découvrir…comme le germe de notre idée moderne de la laïcité : cet apport spécifique est la distinction entre l’impératif de la conscience et l’obéissance aux lois de la cité, dont procède la dissociation entre les deux sociétés : la communauté des croyants fondée sur une foi commune et la société séculière, l’Eglise et l’Etat…Reprise à son compte par la laïcité, elle (cette distinction essentielle) trouve son fondement dans la parole de Jésus rapportée dans l’évangile de Matthieu : « Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (« Les grandes inventions du christianisme » : série de contributions qui montrent tout ce que le christianisme a apporté dans l’histoire du monde – éd. Bayard 1999 – p.105)
Pour obtenir la condamnation de Jésus par Pilate, des autorités mentiront : « Cet homme met le trouble dans notre nation : il empêche de payer le tribut à César et se dit Messie-roi » (Luc 23, 7).
Saint Jean rapportera ce dialogue capital : « Pilate déclara : « Qu’as-tu fait ? ». Jésus répondit : « Ma royauté n’est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, mes gardes auraient combattu pour que je ne sois pas livré…Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix » (Jn 18, 35-38).
L’Eglise ne peut donc « revendiquer un pouvoir analogue à celui des gouvernements de ce monde » …Selon le concile Vatican II, « l’autorité que l’Eglise exerce sur le monde comme à l’intérieur de la communauté des fidèles n’est pas une autorité de pouvoir comme celle des autres collectivités, mais une autorité au service des autres » (R. Rémond- idem – p.106)
Saint Paul écrira aux chrétiens de Rome : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir…c’est encore la raison pour laquelle vous payez des impôts : ceux qui les perçoivent sont chargés par Dieu de s’appliquer à cet office. Rendez à chacun ce qui est dû : l’impôt, les taxes……. » (13, 1-7).