2ème dimanche de Carême B

Auteur: Raphaël Devillers
Date de rédaction: 22/02/15
Temps liturgique: Temps du Carême
Année liturgique : B
Année: 2014-2015

LA VÉRITÉ A UN VISAGE

La lecture de l’Evangile de ce dimanche commence en omettant la notation par laquelle Marc ouvre son récit de la Transfiguration : « 6 jours après… » . Elle a pourtant une énorme importance puisque c’est le seul endroit où les évangiles synoptiques signalent le lien entre deux épisodes de leurs livres (Mt 17, 1 ; Luc 9,28).

Que s’est-il donc passé la semaine précédente ? Rien de moins que le tournant central de la vie de Jésus : son chemin, qui a d’abord été celui du succès populaire avec les prédications admirées et les guérisons spectaculaires, bifurque subitement. Alors que Pierre, pour la 1ère fois, vient de reconnaître en Jésus le Messie, celui-ci annonce aux disciples qu’il va être arrêté, condamné, mis à mort par les autorités du temple mais qu’il ressuscitera. Pierre, sidéré, veut se mettre en travers du projet de son maître mais celui-ci le rejette violemment (« Arrière satan ! ») et il proclame : « Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce à lui-même et porte sa croix ».

Cet enseignement nouveau frappe comme la foudre et demeure incompréhensible, intolérable, impossible pour les disciples : comment imaginer que le Messie soit mis à mort par les grands prêtres ?

Pourtant Jésus, qui bute depuis le début contre l’opposition des pharisiens et des scribes et qui voit monter la haine de certains à son égard, est certain de ce qui l’attend s’il monte à Jérusalem. Mais il lui faut accomplir jusqu’au bout la mission que son Père lui a donnée au baptême : donc le Royaume viendra mais il ne viendra que par sa pâque, par son amour qui ne peut vaincre le mal qu’en le subissant.

« Six jours après » cette annonce, Jésus, qu’il ne faut pas croire impassible, acceptant son destin horrible sans frémir, décide d’un long temps de prière dans la solitude : seul le contact renouvelé avec son Père lui donnera le courage d’aller jusqu’au bout de sa route.

Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, et les emmène, eux seuls, à l’écart sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux.

Ses vêtements devinrent resplendissants, d’une blancheur telle que personne sur terre ne peut obtenir une blancheur pareille. Élie leur apparut avec Moïse, et tous deux s’entretenaient avec Jésus.

La nécessité de la croix prochaine étreint Jésus (car il ne peut ni arrêter sa mission, ni s’enfuir, si ne taire, ni faire des concessions sur son message) mais comme il continue à dire oui à son Père, la Lumière de la Vérité le saisit tout entier.

Sa « transfiguration » n’est donc pas un phénomène de grâce mystique : elle vient quelques jours après l’acceptation de la croix comme, bientôt, la Résurrection de Pâque viendra après la crucifixion et l’intervalle du samedi-saint.

La Trans-figuration est offerte à celui qui, par amour de Dieu et des hommes, accepte la dé-figuration.

Jésus vit déjà de la promesse de Pâques. L’épisode en est une pré-figuration.

Ce qui apparaît comme une folie ou une absurdité est tout à coup révélé comme l’aboutissement même de l’histoire et les grands ancêtres, représentant la Loi et les Prophètes, le confirment.

Moïse, sur la montagne du Sinaï, avait reçu la Loi divine ; son visage était rayonnant lorsqu’il s’entretenait avec Dieu et il devait le voiler devant ses frères. Mais son histoire était marquée par la violence (assassinat du contremaître; mort des premiers-nés d’Egypte ; massacre des adorateurs du veau d’or…).

Elie avait été le prophète fougueux, l’homme de Dieu, le défenseur acharné de son honneur et il avait même eu la grâce d’être enlevé au ciel. Mais lui aussi avait les mains rouges de sang (tuerie des 350 prophètes de baal – 1 Rois 18, 40).

Il faut du temps pour comprendre le dessein de Dieu, discerner sa volonté, purifier la religion de ses déviances, de ses intransigeances, de son fanatisme.

Maintenant les deux grands hommes – la Loi et les Prophètes – viennent s’incliner devant le Fils et reconnaissent qu’il est bien au-dessus d’eux, que c’est lui qui a raison et qu’il pourra, par sa douceur et sa croix acceptée, apporter le salut de l’humanité.

Pierre alors prend la parole et dit à Jésus : « Rabbi, il est bon que nous soyons ici ! Dressons donc trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. » De fait, Pierre ne savait que dire, tant leur frayeur était grande. Survint une nuée qui les couvrit de son ombre, et de la nuée une voix se fit entendre : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le ! »

Lorsque, quelques jours auparavant, Jésus avait annoncé la croix, le brave Pierre s’était cabré : « Non, non, nous te défendrons : ça ne t’arrivera jamais ! ». Réflexe humain, trop humain que Jésus avait rejeté comme satanique car son apôtre voulait une foi sans croix.

Ici à nouveau, l’apôtre se trompe. Il voudrait arrêter le temps, prolonger le bonheur d’un moment de lumière et de beauté, goûter avec quelques amis la douceur d’une piété suave, enfermer Jésus dans une tente (un tabernacle) pour jouir de sa présence. A nouveau réflexe humain, trop humain, qui sépare Dieu, Jésus et les hommes et que l’Esprit-Saint écarte d’un souffle.

En effet son signe - la Nuée - englobe tout le groupe comme elle était jadis descendue sur la tente du désert puis sur le temple bâti par le roi Salomon. Autour de Jésus au centre, Dieu établit le 3ème temple, la véritable Maison de Dieu qui n’est plus bâtie avec des étoffes ou des pierres mais qui est constituée par des hommes, ceux de l’Ancien comme ceux du Nouveau Testament, tous ceux qui acceptent un Jésus qui est en même temps Messie crucifié et Lumière du Monde.

Soudain, regardant tout autour, ils ne virent plus que Jésus seul avec eux.

Ils descendirent de la montagne, et Jésus leur ordonna de ne raconter à personne ce qu’ils avaient vu, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts.

Et ils restèrent fermement attachés à cette parole, tout en se demandant entre eux ce que voulait dire : « ressusciter d’entre les morts ».

Fugace est la vision, éphémères les moments de jouissance de la foi, rapides les éclairs de lucidité : il faut quitter ces lieux de contemplation où l’on plane avec ravissement dans le sentiment du sacré et redescendre dans la plaine, reprendre le chemin de sa mission, proclamer la Bonne Nouvelle, exhorter à la conversion, se heurter aux hommes et à leur terrible besoin de bonheur immédiat, refuser la consommation des choses pour accepter de se consumer dans l’amour des personnes.

Entre le souvenir d’une expérience de lumière que l’on a peine à décrire et l’espérance d’une résurrection future dont on ne sait trop que dire, les disciples ne sont sûrs que d’une chose :

«  Voir Jésus seul ». Car la visée de la foi chrétienne n’est pas une théorie mais un Visage.

«  Ecouter le Fils bien-aimé ». Car la foi n’est pas une contemplation stérile mais une obéissance à une Parole qui bouscule nos tranquillités et nous presse d’aller là où nous ne voudrions pas.

La messe du dimanche nous offre de même un temps de grâce : regroupés autour de notre Seigneur bien-aimé, nous goûtons d’être, par Lui et avec Lui, des fils aimés du Père.

Mais toute liturgie ouvre vers la suite, elle est envoi (Ite : missa est), ouverture d’une semaine où nous serons tentés d’oublier les exigences de l’Evangile mais où, sans cesse, il nous faudra les assumer.

La Sainte Face, unique et inoubliable, gravée dans notre cœur, nous permettra de discerner dans tout homme, fût-il atrocement souillé, un reflet du Visage de lumière qu’il doit devenir.

Dans les tragédies de l’histoire, l’humanité marche vers sa Transfiguration.