30eme dimanche du temps ordinaire

Auteur: Raphaël Devillers
Date de rédaction: 18/10/15
Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique : B
Année: 2014-2015

Seigneur, fais que je voie

La première partie de l’évangile de Marc, qui présente l’apparition de Jésus et ses missions à travers la Galilée, culmine sur la profession de foi de Pierre. A Jésus qui demande : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? », Pierre enfin voit et répond : « Tu es le Messie ». Ce n’est donc pas un hasard si, juste avant, Marc raconte que Jésus guérit un aveugle à Bethsaïde (8, 22). Ce miracle n’est plus une anecdote passée qui suscite admiration ou scepticisme, mais le signe de la véritable ouverture des yeux : Pierre a été guéri et il a pu enfin « voir » que Jésus était plus qu’un prophète comme Jean-Baptiste, qu’il était le point final de l’histoire, celui qui seul peut conduire l’humanité à Dieu.

La seconde partie de l’évangile révèle de quelle manière Jésus exerce cette fonction messianique. Ses disciples rêvent d’un Messie qui impose sa puissance, qui rétablit un royaume d’Israël débarrassé de ses ennemis et de ses malfaiteurs et dont ils seront les grands ministres. Or sur la route de Jérusalem, Jésus donne des enseignements radicalement contraires: un disciple doit suivre un messie qui sera refusé, jugé, condamné et mis à mort, il doit porter sa croix, perdre sa vie pour Jésus, se faire serviteur des autres, prendre la dernière place, prôner le mariage définitif, devenir comme un enfant, éviter le piège de la richesse (évangiles des dimanches précédents). Chaque fois, les disciples sont déconcertés, abasourdis : « ils ne voient pas » pourquoi il faut aller jusque là ni comment le règne messianique peut être instauré de cette façon.

Donc ce n’est pas un hasard si, à l’ultime étape de cette montée à Jérusalem, Marc raconte à nouveau la guérison d’un aveugle. Qu’il est difficile de « voir » exactement ce qu’est la foi !

LE FILS DE TIMEE VOIT LE FILS DE L’HOMME

Jésus et ses disciples arrivent à Jéricho. Et tandis que Jésus sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule nombreuse, le fils de Timée, Bartimée, un aveugle qui mendiait, était assis au bord du chemin. Quand il entendit que c’était Jésus de Nazareth, il se mit à crier : « Fils de David, Jésus, prends pitié de moi ! » Beaucoup de gens le rabrouaient pour le faire taire, mais il criait de plus belle : « Fils de David, prends pitié de moi ! » Jésus s’arrête et dit : « Appelez-le. » On appelle donc l’aveugle, et on lui dit : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle. » L’aveugle jeta son manteau, bondit et courut vers Jésus. Prenant la parole, Jésus lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L’aveugle lui dit : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! » Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé. »

Aussitôt l’homme retrouva la vue, et il suivait Jésus sur le chemin.

Dans la vallée du Jourdain, la magnifique oasis de Jéricho, célèbre pour ses baumiers et ses lauriers-roses (Sir 24, 14), est le lieu où les voyageurs bifurquent vers l’ouest et entament la dure montée qui les conduira à la capitale. Pâque est maintenant toute proche et c’est en foule, dans l’allégresse et les chants, que les gens suivent ce Jésus annoncé comme le messie. Ah que l’espérance est violente !

Sans illusion sur cette fougue qui l’entoure, Jésus « sort » (un verbe rendu célèbre par notre pape !) de la ville et va faire une rencontre. Remarquons tous les détails du texte.

L’homme n’est pas nommé de son nom propre mais par sa relation de filiation : Bar-…

Il est enfermé dans sa cécité, obligé de mendier, en-dehors de la ville.

Assis, arrêté, alors que tout le monde marche. Il est marginal : dans le fossé, à côté du chemin.

Il est aveugle : il doit demander ce qui se passe, il a besoin qu’on lui explique. Un  vrai pauvre !!

Mis au courant, il ne peut qu’appeler au secours : sa seule force est son cri.

Ses cris s’adressent à un autre fils, « le fils de David », désignation du Messie qui est attendu comme descendant du grand Roi. Pour lui, ce fils de David, avant de monter à sa capitale, se doit de le soigner, lui, le pauvre aveugle, fils de Timée. Avant les palais, les troupes, les fastes de la Cour, il y a son malheur, son enfermement.

La foule n’a que faire de cet importun et tente de le faire taire : ses appels semblent malséants aux gens sérieux, à ceux et celles qui croient marcher vers le renouveau messianique du monde. Les disciples n’ont pas de temps à perdre avec ce mendiant sans importance.

Mais, au milieu du brouhaha, Jésus, lui, a perçu l’appel et, à son tour, il appelle. La miséricorde a entendu le cri de la misère. Un cortège triomphal ne vaut rien devant la souffrance d’un homme.

Quelques-uns servent d’intermédiaires : ils invitent l’aveugle à la confiance, le pressent de se lever, lui transmettent l’invitation de Jésus.

Bouleversé, Bartimée se débarrasse de sa seule protection, son manteau, et il se presse comme il peut.

Il n’est plus qu’un cri, une supplication, un sanglot : « Fais que je voie » !

Parce que la foi n’est pas récitation de formules mais confiance, démarche vitale de l’homme enfermé dans sa nuit, remise de soi dans  l’amour actif du Messie, Bartimée « est sauvé » et il recouvre la vue.

Et – sommet du texte -, au lieu de courir en ville, de fêter sa guérison, « il suit Jésus sur le chemin »- ce fameux chemin que Jésus a pris à Césarée, au long duquel il a multiplié les annonces et les enseignements lourds à porter, comme une croix, et où, au terme, à Jérusalem, il va donner sa vie.

VOIS-TU CE QUE VEUT DIRE « VOIR » ?

L’homme moderne voit tant de gens et de choses. Les médias lui permettent de voir en temps réel tout ce qui se passe dans le monde ; il a vu le dernier film dont tout le monde parle, la pièce de théâtre qui fait un triomphe, et les Baléares, et l’Inde, et New-York, et Saint-Domingue…Où n’est-il pas allé ? Que n’a-t-il pas vu ?...Je vois donc je sais.

Mais voit-il comment il convient de vivre ? Le monde est-il une scène où l’on entre par hasard, où l’on se débrouille comme on peut et d’où l’on sort par nécessité ? Suffit-il d’être au courant, de voir comment gagner beaucoup d’argent ?

Bartimée m’apprend beaucoup de choses. D’abord que je suis aveugle sur les enjeux profonds de l’existence, sur le sens, sur le mystère de l’amour, sur ce qu’on appelle « Dieu ». Que mon avoir me laisse sans pouvoir. Que les divertissements ne me libèrent jamais de ma prison.

Ensuite que je dois m’écarter du troupeau de moutons de Panurge qui suivent les slogans de la publicité et écoutent les ténors de la pensée unique.

Que je serai alors doute traité de marginal, d’original. Que je connaîtrai des moments de découragement, que je résisterai au dur devoir d’être homme. Alors, sans issue, je deviendrai cri.

Non un S.O.S. vers un leader, un génie, un Prix Nobel, un prédicateur, un prophète, un gourou. Mais vers Jésus le Messie. C’est-à-dire  le seul qui me rend confiance, me remet debout, m’entraîne derrière lui sur la route qui monte, plus loin que Jérusalem et Rome, vers le Royaume du Père.

Le « fils de David » me rend, comme lui, « fils de Dieu ». Non pour goûter des moments exaltants ni pour fuir la cité. Mais pour VOIR que celui qui perd sa vie pour Jésus la trouve, que l’amour qui se donne à mort débouche dans la vraie Vie.

Mais si déjà je fais partie du groupe des disciples, je dois faire attention de ne pas être étourdi par les tintamarres des cantiques, des catéchèses, des sermons afin de percevoir, en marge, au-delà des discours pieux, le cri ténu mais insistant de la multitude des aveugles qui, enfermés dans leur nuit, appellent un Libérateur. Il ne faut pas que je reste coincé avec ceux qui ne veulent pas être dérangés dans leurs habitudes et qui font taire ceux dont le malheur risque de troubler leur piété tranquille.