Il est difficile de lire cet évangile sans être scandalisé. Il y a une telle opposition entre les serviteurs de cette parabole. Bien plus, c'est le plus faible, celui qui n'a qu'un talent qui est le plus mal traité, tandis que les deux autres, déjà riches et sûrs d'eux, sont largement récompensés. Non, il y a quelque chose de trouble dans cette parabole. On a envie de s'écrier en bon wallon : c'est co toudi les pti qu'on spotche.
Et pourtant à y regarder de plus près, on se rend compte que les choses ne sont pas aussi simples. Le serviteur au seul talent ne dit-il pas qu'il savait que son maître est un homme dur. Il est même un exploiteur. Le serviteur lui reproche de moissonner là où il n'a pas semé, de ramasser là où il n' pas répandu de grain. Et le maître ne nie pas. Il reconnaît que cela est bien vrai. « Tu savais que je moissonne là où je n'ai pas semé, que je ramasse le grain là où je ne l'ai pas répandu ». Le serviteur au seul talent fait penser à ces enfants qui ne jouent pas avec les autres dans la cour de récréation, mais qui regardent toujours de travers autour d'eux. Jamais ils ne regardent droit dans les yeux. Jamais ils ne disent toute la vérité. Ils se cachent, ils fuient, ils ont peur. « Je savais que tu es un homme dur ». Comment voulez-vous que cet homme puisse vivre et entreprendre ? Comment voulez-vous qu'il puisse prendre des risques et recommencer à vivre ?
Nous sommes parfois comme ce serviteur écrasé. Il y a des parties de notre vie, des parties de notre c½ur, qui sont comme mortes. Il y a d'un côté l'expérience qui nous a appris à découvrir nos limites. Non, je ne serai jamais chanteur dans un opéra ou champion de boxe. Il y a d'autres parties de notre vie et notre c½ur qui sont bien mortes, nécrosées, durcies et parfois encore bien douloureuses. Ce sont les trahisons et les mensonges, la cruauté parfois de nos proches qui nous ont parfois ensevelis et écrasés sous des tonnes de rocher. Et maintenant encore nous n'osons plus entreprendre ou faire quoi que ce soit dans ce domaine où nous avons été si bien détruits.
Car il y a plusieurs manières de détruire quelqu'un. Il y a bien entendu la violence physique, mais il y a aussi - et c'est bien plus subtil - la violence psychologique. On peut écraser quelqu'un en lui répétant sans cesse qu'il est incompétent, en l'obligeant faire des choses qu'il est incapable de réaliser et de lui expliquer ensuite qu'il est un incapable. Cela peut se voir dans certains milieux professionnels, mais aussi à l'intérieur d'un couple ou entre frères et s½urs. Avec quel plaisir sadique, certaines personnes, usant et abusant de leur position de force, peuvent ainsi faire sentir leur supériorité, toute relative d'ailleurs.
Et c'est alors que l'on comprend mieux le défi qui nous est lancé par cette parabole. Nous laisserons-nous être écrasés et détruits par notre entourage ou aurons-nous le courage de saisir la main que Dieu nous tend pour nous relever et reprendre la merveilleuse histoire d'amour avec lui ? Car, parfois, le plus difficile n'est pas d'aimer, mais d'être aimé, de prendre le risque d'être à nouveau dépendant de l'attention, de la gentillesse, de l'amour de l'autre. Et c'est ainsi que nous comprenons le risque admirable que Dieu a pris et prend chaque jour avec chacun d'entre nous. Il a pourtant été trahi depuis le début de l'humanité et nous-mêmes, parfois, nous nous montrons bien indignes de son amour. C'est ainsi que la Vierge Marie apparaît comme un modèle pour nous, car elle a pris le risque insensé de vivre autrement, pour mieux manifester l'amour de Dieu dans notre vie.
Alors en célébrant cette très sainte Eucharistie, redécouvrons avec admiration l'inébranlable élan d'amour de Dieu pour chacun d'entre nous et prenons le risque, un jour, un instant, de saisir la main qu'il nous tend pour nous relever et recommencer cette admirable histoire d'amour avec lui, avec le monde, avec l'humanité.
Tout autre est l'attitude des deux premiers serviteurs. C'est debout, droit dans les yeux, qu'ils se présentent devant leur maître.
Et les deux autres serviteurs ont bien l'air d'être les dindons de la farce puisque ce sont eux qui enrichissent un tel maître. Le serviteur au seul talent ne serait-il pas plus lucide que les autres ? Les deux autres serviteurs ne seraient-ils pas un peu innocents ?
C'est une bonne question : qu'est-ce que l'innocence ? Devons-nous, nous, chrétiens, être innocents comme des enfants et accepter tous les mauvais traitements ? Certainement pas. Il n'y a rien de plus criminel dans une famille quand les parents ne réagissent pas comme des adultes, mais se comportent comme des enfants, en gaspillant l'argent en des achats inutiles ou imprudents, en laissant faire leurs enfants sans avoir une perspective pédagogique. Ce n'est pas de l'innocence. C'est de l'inconscience. L'innocence n'est pas une qualité à cultiver, c'est un handicap à corriger. Il faut apprendre aux enfants à se méfier des inconnus qui veulent les emmener en voiture, leur offrir des bonbons, les faire rentrer chez eux. La beauté du sourire d'un enfant peut être souillée par la perversion de certains adultes. Nous-mêmes, nous avons perdu depuis longtemps cette innocence. Les épreuves de la vie, les mensonges, les trahisons, la cruauté même de certains comportements nous ont blessé de telle façon que c'est avec prudence, ou même avec méfiance, que l'on continue à vivre en société. Plus encore, dans une communauté religieuse, comme dans un couple, l'enthousiasme du début a cédé la place à la désillusion, et parfois même à la ranc½ur. Et c'est là sans doute tout le défi qui nous est lancé comme être humain et comme chrétien. Non pas de retrouver l'innocence des enfants, mais la générosité de l'âge adulte. Quand Jésus se lance dans sa vie active et annonce partout la bonne nouvelle, il sait qui va le trahir, il sait que Pierre va l'abandonner, il sait que tous les apôtres vont s'enfuir. Et pourtant il donne son amour sans compter, car il est lui-même porté par l'amour de son Père. Et c'est là sans doute la clef de la réussite des deux premiers serviteurs : c'est la confiance immense qu'ils ont en leur maître et cette confiance, ils l'ont parce que leur maître lui-même leur fait confiance. La confiance, ce n'est pas quelque chose qu'on se donne, c'est quelque chose qu'on reçoit. Et c'est riche de cette confiance reçue, qu'on peut avoir confiance en soi-même et avoir confiance dans les autres.
Cet évangile est l'évangile de la confiance. Le serviteur au seul talent n'a aucune confiance en son maître.
33e dimanche ordinaire, année A
- Auteur: Henne Philippe
- Temps liturgique: Temps ordinaire
- Année liturgique : A
- Année: 2010-2011