La partie centrale de cet Evangile, ce n’est pas la pauvreté du troisième serviteur (il n’a qu’un talent), ni la réussite de ces deux compagnons (ils ont doublé la mise initiale). Non, la partie centrale de cet Evangile, c’est cette phrase terrible : « Seigneur, je savais que tu es un homme dur ». Quelle phrase terrible ! Un ouvrier peut la dire à son patron. Un ingénieur ou un chef de bureau peut la dire à son directeur. Mais ce qui est plus terrible encore, c’est quand un fils le dit à son père : « Père, je savais que tu es un homme dur ».
Et pourtant, nous ne sommes pas tous des brutes, nous voulons tous le bonheur de notre entourage. Mais de quelle façon ? Un jour, une grand-mère invita son petit-fils à monter dans la voiture et à prendre place sur le siège avant à côté d’elle, et voilà que le petit répond : non, il préfère s’installer sur le siège arrière. Il prend son indépendance et la grand-mère soupire : « Ah ! Les enfants ne devraient pas grandir ! » Que fait-elle ? N’est-elle pas en train de dire à son petit-fils : « Ne grandis pas ! Reste petit ! Que je m’occupe de toi ! ». Et comment s’occupe-t-elle de ce petit ? Comme d’une poupée qui ne doit pas grandir. Un jour, un homme félicite son ami parce son fils a fait de brillantes études, qu’il a une bonne place et qu’il a fondé une belle famille, et le père soupire : « oui, mais il a des problèmes ! » Que fait-il, si ce n’est réduire son fils, qui est un adulte, qui a réussi ? Il réduit son fils à son petit qui n’a pas le droit de grandir, qui n’a pas le droit de réussir sans son papa. Nous avons tous à l’intérieur de nous un petit côté de belle-mère. Ne grandis pas ! Reste petit ! Je m’occupe de toi ! C’est tellement plus facile de dominer un petit que de collaborer avec son égal.
Mais on ne veut que le bonheur de l’autre. Quand un homme arrive à la pension et souhaite réorganiser toute la cuisine à la maison, il ne veut pas déranger sa femme, il veut au contraire l’aider, apporter une gestion plus efficace et raisonnable de ce lieu de travail. C’est probablement pour cela que Juda a trahi Jésus : c’est parce qu’il était convaincu qu’il fallait arrêter Jésus. Il allait trop loin. Il ne pouvait plus se contrôler. Il fallait donc l’arrêter.
Et c’est cela qui est impressionnant dans cet Evangile : c’est que les serviteurs reçoivent leurs talents quand leur maître s’en va. C’est quand le maître est parti qu’ils peuvent déployer tous leurs talents et les faire fructifier. C’est comme le Nil en Egypte. Le grand fleuve inonde la vallée pendant ses crues. Il y dépose le limon fertile et il se retire pour que les plantes puissent pousser, croître et donner leur fruit. De la même façon, les parents couvrent leurs enfants de leur affection, mais vient un moment où il faut se retirer pour que le petit puisse grandir et se développer. De la même façon, Dieu nous comble de sa grâce et de ses biens, et Il se retire pour nous laisser vivre, croître et porter du fruit. De loin, Il veille sur nous. De près, Il nous laisse la liberté. En quittant son domaine, le maître n’a donné nulle consigne pour faire fructifier les talents. Les serviteurs auraient pu partir au Grand-Duché, ou en Suisse, ou, pourquoi pas ?, aux Caraïbes. Dieu nous prend pour des adultes. Il nous donne l’énorme responsabilité de notre vie et de celle des autres.
L’Evangile d’aujourd’hui nous dit combien Dieu nous aime comme des adultes. Il nous comble de talents qu’il nous laisse fructifier à notre façon. Nous aussi, recevons-nous les uns les autres non pas comme des petits qu’il faut écraser de prévenances et de surveillances, mais comme des adultes infiniment différents les uns des autres, mais tous remplis de la même grâce, celle d’aimer et de déployer les ailes de nos talents.