UN TOURNANT HISTORIQUE
Notre chemin de carême était parti de la source (le baptême) ; le 2ème dimanche, nous étions sur la montagne (la prière) ; aujourd'hui nous voici dans le temple de Jérusalem où Jésus pénètre de façon scandaleuse en en chassant les marchands. Si cette scène, d'après 3 évangiles, se déroule vers la fin de la vie de Jésus, lorsqu'il fait sa joyeuse entrée dans la capitale, Jean, lui, la situe tout au début, après le signe de Cana, lors de la 1ère Pâque. Cette anticipation ne doit pas nous surprendre : la véracité chronologique des faits importe moins que leur sens. Jean révèle la signification profonde de l'incident.
UN MAGNIFIQUE EDIFICE
Tous les pèlerins qui affluaient à Jérusalem à l'occasion des trois grandes fêtes de l'année béaient d'admiration devant le splendide édifice du temple. Certes il était l'½uvre du roi Hérode, cet ignoble tyran, mais enfin Dieu avait une Demeure digne de lui. Devant les bâtiments, s'étendait une immense esplanade bordée par une galerie couverte où s'alignaient les échoppes : les commerçants vendaient des animaux pour les sacrifices et les changeurs procuraient la monnaie du temple afin d'acquitter l'impôt. Bêlements, beuglements, roucoulements, cris, rumeurs des marchandages : une foire !
Nul n'ignorait que tous ces commerçants louaient leurs emplacements au Grand Prêtre qui, par ailleurs, recevait pour lui les milliers et milliers de peaux d'agneau qu'il revendait aux Romains. Il n'y a pas de petit bénéfice ! (cf. le professeur Jérémias dans « Jérusalem au temps de Jésus »)
Depuis son enfance, Jésus, trois fois par an, montait à Jérusalem et il aimait le Temple, c½ur de sa nation et de sa religion. Mais cette fois, c'en est trop : il ne peut plus tolérer cette foire en ce lieu sanctifié par la Présence divine. En tant que « fils », il a le droit d'intervention dans « la maison de son Père » (Luc 2,49). Il se fait un fouet de cordes et se met à chasser le bétail, à renverser les tables, à éparpiller les monnaies :
« Enlevez cela d'ici ! Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic ».
Jésus ne fouette pas les hommes, il ne dit pas que le commerce est une pratique honteuse ni que ces commerçants affichent des prix prohibitifs. Mais Dieu n'est pas une divinité écrasante, avide de sang, qui exige que ses fidèles immolent des animaux pour apaiser son courroux et obtenir ses bienfaits. Son temple n'est ni une boucherie où l'on tue des bêtes ni une banque où l'on trafique sur les cours et les rendements. Les grands prêtres n'ont absolument pas le droit d'organiser ce commerce à cet endroit qui doit être réservé à l'écoute de la Parole de Dieu, à la prière, au chant des psaumes.
DAVANTAGE QU'UNE PURIFICATION
Pour Marc, Matthieu et Luc, l'incident s'arrête là. Mais Jean le prolonge par un échange qui donne le sens et ouvre des perspectives vertigineuses. L'esclandre fait beaucoup de tumulte et attire immédiatement des responsables du lieu qui encerclent Jésus :
- Quel signe peux-tu nous donner pour justifier ce que tu fais là ?
Car un des derniers prophètes avait annoncé qu'à la fin des temps, « il n'y aura plus de marchand dans la Maison du Seigneur le tout-puissant en ce Jour-là » (Zacharie 14, 21). Donc ce qui vient de se produire ne pourrait être que le fait du Messie ou d'un envoyé spécial de Dieu ! Qui est cet énergumène inconnu qui ose provoquer ce chahut ? Qu'il opère donc un miracle pour justifier ses prétentions !
- Jésus leur répondit : « Détruisez ce temple et en 3 jours je le relèverai ».
- Ils répliquent : « Il a fallu 46 ans pour bâtir ce temple et toi, en 3 jours, tu le relèverais ? ».
Sans répondre, Jésus coupe court et leur tourne les talons.
Mais S. Jean, qui écrit son évangile quelques dizaines d'années plus tard et qui est témoin de l'expansion stupéfiante de l'Eglise de Jésus, peut lever l'obscurité de cette déclaration énigmatique :
« Mais le temple dont il parlait, c'est le temple de son Corps.
Aussi, quand il ressuscita d'entre les morts, ses disciples se rappelèrent qu'il avait dit cela : ils crurent aux prophéties de l'Ecriture et à la parole que Jésus avait dite ».
Les autres évangélistes voyaient là une « purification du temple » comme on dit d'habitude : Jésus refusait que le temple se prêtât à des marchandages et des trafics.
Pour Jean, il s'agissait de quelque chose d'infiniment plus important : pas seulement purifier le temple mais en changer ! Le système religieux du culte, basé sur des sacrifices d'animaux, est désormais obsolète et doit finir. On n'apitoie pas Dieu, on ne l'achète pas, on ne le soudoie pas de cette manière, même si la Bible le prescrit (!), même si les ancêtres et d'ailleurs toutes les religions du temps l'ont toujours fait !
Et même, plus loin encore, Dieu n'a pas besoin d'édifices sacrés, de monuments en pierre ou en marbre. Le temple peut disparaître. Nous sommes à un tournant religieux.
« Détruisez......Je le relèverai en trois jours » ?? Personne ne pouvait saisir le sens de cette proclamation. Mais plus tard, lorsque Jésus fut ressuscité et qu'il eut communiqué l'Esprit qui conduit ses disciples vers la Vérité tout entière » (16, 13), Jean et les autres comprirent de quelle révolution extraordinaire il était question. En effet les autorités du temple feront exécuter ce dangereux trublion qui semblait remettre le culte en question et attaquer l'édifice sacré. Le corps mort de Jésus sera couché dans la tombe mais à Pâque, « il se relèvera »(le verbe utilisé est celui de la « résurrection » prochaine) et il s'adjoindra, par la foi, les corps des hommes et des femmes qui auront cru en lui.
Jésus sera le nouveau « Saint des Saints » et les croyants seront les pierres vivantes assemblées autour de lui, agglomérées en lui.
Car l'Eglise n'est pas une organisation fondée jadis par Jésus et nous, les membres inscrits. Jésus ressuscité et ses disciples sont UN CORPS VIVANT, animé par le même Esprit et donc nouveau lieu spirituel où peut se dérouler l'adoration en Esprit et en Vérité, celle que cherche le Père (Jean 4, 23)
C'est pourquoi les premières générations chrétiennes, en contraste total avec les autres religions du temps, n'édifièrent jamais d'églises et de chapelles. Le mot « église » désignait non un bâtiment mais leur assemblée. « Aller à l'église », c'était rejoindre la communauté où qu'elle se trouvât. Là où des hommes et des femmes, des Juifs et des païens, d'anciens justes et d'anciens pécheurs, se réunissaient dans la charité pour vivre l'Evangile, chanter leur joie et se réconcilier, là était le CORPS DU CHRIST.
« SE SOUVENIR ». A deux reprises, Jean évoque ce travail capital des croyants. Sur le moment même, bien des activités et des paroles de Jésus n'ont pas été comprises par les disciples qui en étaient témoins. C'est dans la suite, APRES PÂQUES, dans la LUMIERE DE L'ESPRIT-SAINT, qu'enfin ils saisirent la portée de ce qu'il voulait. Il ne faut donc pas s'étonner de ne pas comprendre tout l'évangile sur le champ : c'est en faisant mémoire des textes, en échangeant à leur sujet, en priant l'Esprit, que le sens jaillit, que sa lumière éclaire la vie, que les doutes s'évaporent, que la joie apparaît.
Ultime remarque. En survenant à Jérusalem pour achever sa mission, Jésus n'attaque pas les Romains, il ne dénonce pas leur violence et leur paganisme ; il ne condamne pas les pécheurs de son peuple, voleurs ou prostituées ; il ne guérit pas tous les malades ; il ne résout pas le problème de la pauvreté.
Il s'en prend à l'activité religieuse centrale de sa nation : le temple, le culte. Là est la conversion radicale à opérer. ¼uvre périlleuse : Jésus en mourra !
Nous passons beaucoup de temps à exhorter à la paix dans le monde, à nous plaindre des injustices et des dérèglements climatiques, à vitupérer contre la débauche et les vices d'une « culture de mort ». Et si d'abord et en priorité, nous nous appliquions davantage à être vraiment, tous chrétiens ensemble, LE CORPS UN DU CHRIST, à refaire une EGLISE UNE, purifiée de toute entreprise commerciale ?
3e dimanche de Carême, année B
- Auteur: Devillers Raphaël
- Temps liturgique: Temps du Carême
- Année liturgique : B
- Année: 2011-2012