Depuis des années, lorsqu'ils en avaient le temps, ils aimaient aller se balader toute une après-midi et terminer leur journée par un bon repas festif. Certains étaient étonnés de leur amitié : comment un prêtre et un rabbin pouvaient-ils si bien s'entendre ? se demandaient-ils. Ce jour-là, le prêtre dit à son rabbin d'ami : « J'ai découvert un truc pour manger gratuitement ». « Donne-moi ton secret », répond le rabbin, très intéressé. « Je vais au restaurant, assez tard, et je commande deux entrées, un plat, du fromage, un dessert et puis je prends mon temps en dégustant un café, un cognac et un cigare et j'attends la fermeture. Comme je ne bouge pas, et que toutes les autres chaises sont déjà rangées sur les tables, le garçon vient me voir pour encaisser. Alors je lui réponds quelque peu outré : "Mais j'ai déjà payé à votre collègue qui est parti !" Et le tour est joué ! », conclut le prêtre. Très astucieux, répondit le rabbin. Essayons tout à l'heure après notre promenade. Si tôt dit, si tôt fait, les deux compères vont au restaurant et tout se passe comme prévu. Au moment de la fermeture, le garçon demande s'il peut encaisser et le prêtre lui répond : « Désolé, mais on a déjà payé à votre collègue qui est parti ». Et le rabbin d'ajouter : « Et d'ailleurs, nous attendons toujours notre monnaie... ». Cette histoire n'est évidemment pas très morale mais n'en a-t-il pas été de même avec les disciples d'Emmaüs ? L'évangile nous dit « qu'à l'instant même, ils se levèrent et retournèrent à Jérusalem ». Rien n'est dit sur le payement de la note. Ils ne sont pas non plus accusés d'un délit de grivèlerie. Ils semblent en tout cas ne pas s'embarrasser de telles contingences matérielles vu ce qu'ils viennent de vivre. Nous sommes face à une sorte de Happy End alors que tout avait si mal commencé. Reprenons la trame de ce récit.
Ils ont quitté la ville sainte. Ils ne comprennent pas ce qu'il leur est arrivé. Il y a chez eux de l'incrédulité, de la tristesse, de l'aveuglement. Ils sont aussi bouleversés, reconnaissent-ils. Ils sont là, marchant sur la route de leur vie avec tant de questions restées sans réponse. Ils s'en retournent d'où il venait. Comme si ces moments passés avec Jésus n'avaient été qu'une boucle, une parenthèse dans leur vie. D'une certaine manière, ils ont vécu le chemin de l'odyssée et reviennent à un point de départ. Et c'est à ce moment précis que le Christ se manifeste. Il ne veut pas que nos vies soient des odyssées mais plutôt un exode permanent vers une terre de promesses dont nous sommes les artisans. Pour ce faire, il vient marcher à nos côtés. Tout comme les disciples d'Emmaüs, il nous prend tels que nous sommes, là où nous en sommes sur notre chemin de vie. Il accepte nos interrogations, nos incompréhensions face à ce que nous sommes en train de vivre. Il ne craint pas nos colères mais les accueille car elles font pleinement partie de ce que nous sommes occupés à traverser. Comment pourrait-il en être autrement d'ailleurs ? Lorsque nous sommes touchés par la douleur de la séparation, par la maladie qui vient s'inscrire dans notre histoire alors que nous n'avions rien demandé, nous nous sentons souvent bien seuls au plus profond de notre solitude. Il y a tant d'interrogations qui restent sans réponse. L'injustice nous frappe et cela nous semble tellement insensé. Oui, tout cela est injuste et dire que ce serait pire encore si c'était juste parce que cela voudrait dire que c'était mérité. Ce serait une juste punition pour la vie vécue. Espérons que de telles idées soient loin de nous. Et nous restons là avec notre propre souffrance, même si nous nous sentons soutenus par tant de gestes de tendresse et d'amitié. Au fond de nous, le voile de notre temple intérieur s'est déchiré. Il y fait mal et les larmes existent pour nous permettre de retrouver une certaine paix intérieure. Ne craignons pas nos émotions. Acceptons-les, vivons-les parce que c'est à ce moment très précis que le Christ vient nous prendre par la main au travers de celles et ceux qui se sont faits proches de nous. Il est à nos côtés et entend nos interrogations. Il porte toute notre fragilité sur ses épaules tout en marchant avec nous. Il nous invite à venir déposer en lui, dans le champ de notre méditation intérieure, tout ce qui nous dépasse afin de nous permettre d'entrer plus profondément encore dans le mystère de la Vie. Tournons-nous vers lui et surtout ne craignons pas de lui partager tout ce qui nous habite. Il accepte nos émotions quelles qu'elles soient : colère, tristesse, amertume, incompréhension. Dieu prend tout avec lui et cherche à nous alléger en choisissant de marcher à nos côtés. Il n'est pas qu'au-dedans de nous sur la route de la Vie mais également autour de nous. Que cette confiance et cette espérance nous désaveuglent pour que nous puissions percevoir toute la richesse de sa divinité au c½ur même de notre humanité.
Amen