L'évangile de Jean semblait se terminer avec l'épisode de Thomas et la conclusion qui lui faisait suite (cf. dimanche précédent) : or la narration rebondit avec un chapitre 21 supplémentaire. On était à Jérusalem et nous revoici à nouveau en Galilée, près du lac où sept disciples se préparent à aller pêcher. Comme c'est curieux ! Ces hommes ont vu le Seigneur ressuscité, ils ont reçu de lui le Souffle de l' Esprit et la mission urgente de transmettre le pardon des péchés...et au lieu d'être complètement transfigurés par ces événements et de se donner éperdument à leur tâche, ils sont retournés dans leur région et ont repris leur métier de pêcheurs ! N'accusons pas leur balourdise ! Nous-mêmes qui venons de fêter Pâques, qui avons chanté des alléluias et la Bonne Nouvelle de la victoire de la Vie sur la mort, y a-t-il quelque chose de changé dans le cours de notre vie ? Nous aussi, nous croyons à la Résurrection - mais nous sommes pris par nos occupations habituelles, nous nous tracassons pour des vétilles... Il faut beaucoup de temps pour être transformé par Pâques !
LES RETROUVAILLES DU LAC
La scène, d'une magnifique poésie, est une des plus belles de la Bible.
Le jour commence à poindre sur le lac où flotte une légère brume. On n'entend que le clapotis des vagues et les premiers pépiements des oiseaux qui s'éveillent dans les fourrés. Dans une barque, les hommes sont fatigués et ulcérés : toute une nuit de travail, des rondes sans cesse reprises à haler le filet...et rien ! Bredouilles. Soudain un appel retentit de la rive : "Eh, les enfants, vous n'auriez pas du poisson ?...". A cet inconnu lointain, on ne peut que répondre :" Non". Mais la voix retentit encore : " Jetez le filet à droite : vous trouverez" .
Qui est cet homme qui ose donner pareil ordre ? ..."Laisse tomber" a pu dire un des pêcheurs. Mais intrigué, Pierre relance le filet...à droite...Et merveille : soudain ça grouille là-dedans. Il faut s'y mettre à plusieurs pour tirer le filet.
Le disciple bien-aimé ( Jean, dit-on), toujours le premier subtil, a perçu l'identité de l'inconnu : "C'est le Seigneur". Et Pierre, toujours le premier impulsif, pique une tête dans l'eau et nage à toutes forces vers le rivage. La barque accoste, le filet est rempli de 153 poissons ( serait-ce, dit-on, le nombre d'espèces connues à l'époque ?). Les hommes observent un silence total. LUI, Il est là, près d'un feu allumé, avec un poisson et du pain.
"Jésus s'approche, prend le pain et le leur donne - ainsi que le poisson. C'était la 3ème fois que Jésus ressuscité d'entre les morts se manifestait à ses disciples".
On devine l'allusion au Pain de Vie que Jésus leur avait naguère annoncé. Ainsi donc il ne suffit pas que Jésus apparût et arrachât à Thomas la sublime profession de foi : " Mon Seigneur et mon Dieu", il faut encore que, patiemment, il rejoigne ses amis au c½ur de leurs travaux, en appelle à leur obéissance, leur fasse faire l'expérience qu'avec lui, ils peuvent aller au-delà de l'échec, connaître un succès inespéré et leur partage sa Vie dans ce Pain .
MIEUX QUE LA PÊCHE : L E P A R D O N
Le plus beau reste à venir : après le miracle de la pêche, voici celui du pardon. Vous vous rappelez la scène dramatique qui s'était déroulée chez le Grand Prêtre, dans la cour où Pierre avait suivi les gardes qui venaient d'arrêter son Maître. Lui, le "ROC", le téméraire qui, quelques heures auparavant, avait prétendu surpasser les autres : " Ah moi, je peux te suivre : je donnerais ma vie pour toi !"( 13, 37), ici, par trois fois, il assure qu'il ne connaît pas ce prisonnier, il jure qu'il ne l'a jamais vu, qu'il n'a rien à voir avec lui, tout en tendant les mains vers un brasero dont les flammes ne parviennent pas à réchauffer son c½ur qui a si froid à cet instant.
Maintenant, au bord du lac, encore près d'un feu, Jésus n'accule pas son disciple à reconnaître sa faute, il ne l'enfonce pas dans sa culpabilité : simplement il le "repêche" de son engloutissement dans la honte par une triple confession de son amour.
Quand ils eurent déjeuné, Jésus dit à Simon-Pierre :
- Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci ? - Oui, Seigneur, je t'aime, tu le sais.- Sois le berger de mes agneaux.... Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? - Oui, Seigneur, je t'aime, tu le sais.- Sois le pasteur de mes brebis.
Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? - Pierre fut peiné...et il répondit : Seigneur, tu sais tout : tu sais bien que je t'aime !
Sois le berger de mes brebis...
Pierre ne se vante plus d'avoir un amour supérieur à celui des autres du groupe, il n'a plus le front de prétendre qu'il aime Jésus "plus que ceux-ci".
Mais il est sincère en répétant qu'il aime Jésus. Il n'est plus le Pierre, le Roc sûr de lui, fier d'avoir été placé à la tête du groupe - mais seulement un pauvre croyant qui, parmi les débris de ses prétentions, ne peut que murmurer :
" ...Et pourtant, c'est vrai, Seigneur : je suis lâche mais je t'aime".
Alors, parce qu'il est devenu humble, Jésus peut lui confier le soin de l'Eglise. Cependant qu'il n'oublie pas : les brebis restent celles du Seigneur ("mes brebis"). Les chrétiens ne sont jamais les sujets d'un pape, d'un évêque, d'un prêtre. Que tout responsable d'Eglise le sache : il peut être parfois aussi lâche , sinon plus, que les autres. Mais qu'il guide avec délicatesse ses frères et ses s½urs en faiblesse : ce sont les membres précieux du seul Seigneur qui les a acquis en versant son sang sur la croix !
A présent, parce qu'il ne compte plus sur ses forces, parce qu'il s'est jeté dans la miséricorde, Pierre peut suivre son Seigneur jusqu'au bout :
Jésus dit à Pierre : - Amen, amen, je te le dis : quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture toi-même pour aller là où tu voulais. Quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et c'est un autre qui te mettra ta ceinture pour t'emmener là où tu ne voudrais pas aller. Jésus disait cela pour signifier de quel genre de mort Pierre rendrait gloire à Dieu. Puis il lui dit encore : "Suis-moi."
On raconte que Pierre, quelques années plus tard, à Rome, sera capturé et condamné ; à son tour, il étendra les mains pour être crucifié. Alors il ne criera plus qu'il ne connaît pas Jésus : au contraire, le c½ur rempli du souvenir des rencontres, émerveillé des "pêches miraculeuses" accomplies au cours de ses missions, il se jettera dans le martyr comme ici il se jetait dans l'eau du lac. Pour la même raison : rejoindre son Seigneur qu'il aimait tant.
Le Seigneur ressuscité ne plane pas dans un ciel lointain : il nous rejoint au c½ur de nos occupations professionnelles. Il nous appelle à le reconnaître lorsqu'il nous permet d'aller au-delà de nous-mêmes, lorsqu'il nous partage son Pain de Vie, lorsqu'il offre son pardon sur les plaies de nos blessures, lorsqu'il nous envoie en mission dangereuse, lorsqu'il nous demande de nous laisser guider par lui jusqu'à être capable de donner notre vie. A une seule condition. Oser sans cesse murmurer, sans orgueil, sans plus se comparer aux autres : "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime".