« Comment cela va-t-il se faire ? » La question se comprend car rien n'est aussi impressionnant que cette affirmation : « Voici que tu vas concevoir et enfanter un fils » car ce fils, nous le croyons, nous le savons dans la foi, est le Verbe de Dieu, la Parole Créatrice, le « Fils du très-Haut ».
Concevoir la parole. Si cela est donné à Marie physiquement, cela nous est donné aussi à nous analogiquement. L'Eglise de Dieu est appelée à prêcher porter au monde, mettre au monde, le Verbe libérateur, source de Vie. Comment pouvons-nous aujourd'hui, à notre tour, porter la parole de vie et véritablement lui donner corps ? Pour répondre à cette question, permettez moi de vous inviter à fêter un anniversaire qui nous tient à c½ur, dans l'Ordre des Prêcheurs.
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Il y a exactement 5 siècles, pour le 4ème dimanche de l'Avent 1511, un sermon très fameux dans le monde hispanophone, moins connu dans les autres cultures, retentissait comme un cri. Cette parole d'une audace et d'une lucidité incroyable est comme l'arrivée authentique de l'Evangile dans le Nouveau Monde, en Amérique donc, dans cette île alors appelée Espanola qui correspond aujourd'hui à Saint-Domingue/Haïti. Dans une église, qui existe toujours, même si elle est maintenant agrandie, dans un style gothique finissant, se trouvaient rassemblés le gouverneur, Diego Colon, le fils de Christophe Colomb, et l'ensemble des conquistadores espagnols. Le futur frère Bartolomé de Las Casas, plus tard fondateur des droits de l'homme, était là aussi. Il ne s'était pas encore converti. Il n'était pas encore dominicain, il était encore un colon esclavagiste.
Ce sermon retentissant, vous l'avez entre les mains et la statue dont vous voyez le dessin fut offerte par le gouvernement du Mexique, pourtant laïc et un peu anticlérical. Elle se dresse sur 10 mètres de haut, en pierre noire et blanche, tournée vers l'océan. Le prédicateur s'adresse à la mer parce que la ville ne veut pas entendre. Il a le sentiment de parler dans le désert.
Que dit-il ? Attentif aux indiens méprisés et massacrés, il pose une question, « la » question que la mauvaise foi des dominants ne pouvait accepter : « Ne sont-ils pas des hommes ? N'ont-il pas une âme raisonnable ? N'êtes-vous pas obligés de les aimer comme vous-mêmes ? Ne le comprenez-vous pas ? Ne le sentez-vous pas ? Comment pouvez-vous être dans un sommeil aussi profond ? Comment êtes-vous si léthargiquement endormis ? »
Bartolomé de Las Casas décrit l'effet de la prédication : « Antonio de Montesinos leur parla de telle manière qu'il les laissa abasourdis, beaucoup d'entre eux étaient hors de sens, d'autres plus endurcis encore, certains quelque peu émus, mais personne, à ce que j'ai appris par la suite, ne s'est converti.
Une fois terminé son sermon, le prédicateur descendit de la chaire, et il n'avait pas la tête basse car il n'était pas homme à montrer qu'il avait peur, et d'ailleurs, il n'avait pas peur !...
Toute la ville se rassembla dans la maison de l'Amiral don Diego Colon, fils de Christophe Colomb. Etaient présents les officiers du roi, le trésorier, et ils se mirent d'accord pour reprendre le prédicateur et lui faire peur ainsi qu'aux autres, s'ils ne le châtiaient pas comme un homme scandaleux...
Ils vont au couvent, demandent le supérieur et le frère qui a prêché. Le prieur arrive seul. C'était le vénérable Pedro de Cordoba... »
Il déclare simplement que ce n'est pas le fr Antonio de Montesinos qui a parlé mais toute la communauté qui a prêché. En effet dit-il, nous avons jeûné, prié, médité ensemble.
La question est grave. Elle remet en cause la légitimité même de la présence des espagnols sur les terres nouvelles.
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Les autorités de l'île envoient une lettre au roi d'Espagne, portée par un franciscain, opposant ainsi religieux à religieux, pour diviser et discréditer. Le roi, bien entendu répond à Diego Colon qu'il ne doute absolument pas de la légitimité de sa souveraineté sur les Indes occidentales puisque celle-ci est fondée par ses conseillers théologiens, que la prédication des dominicains est donc totalement erronée, qu'elle manque de fondement théologique, qu'elle ignore la donation du pape et qu'elle n'est « pas fondée en Sainte Ecriture comme cela serait normal de la part de religieux ». Cette prédication est donc une doctrine « nouvelle, scandaleuse et dépourvue de tout fondement ».
A la suite de cela, le provincial s'incline... il fait un précepte formel à nos frères : « pour que le mal ne dure pas davantage et qu'un tel scandale cesse, je vous commande à tous et à chacun en particulier in virtute Spiritus Sancti et sanctae obedientiae et su poena excommunicationis qu'aucun de vous ne se risque à prêcher de nouveau sur ce sujet. »
Heureusement, à cette époque il n'y a ni fax ni email. Les lettres croisent le bâteau du fr Antonio de Montesinos, envoyé expliquer lui-même en Espagne la position des missionnaires. Transgressant le protocole de la cour, il parvient par surprise devant le roi et, se mettant à genoux, lui dit « Monseigneur, je supplie votre Altesse de m'accorder une audience car ce que j'ai à vous dire sont des choses très importantes et à votre service ». Le roi accepte de l'écouter et « alors Montesinos sort ses papiers et commence à décrire les ravages de la guerre provoquée sans aucune cause par ses gens et le traitement inhumain qu'on fait subir aux indiens dans les mines et autres travaux forcés. Il finit en posant cette question « Votre Altesse ordonne-t-elle de faire cela ? » « Non, pour Dieu, dit le roi, jamais je n'ai ordonné une telle chose de toute ma vie ».
Montesinos, voyant le roi attendri, le supplie d'avoir pitié des indiens et d'ordonner de remédier à leur situation avant qu'ils ne soient totalement exterminés » (Las Casas)
C'est ainsi que vinrent, en décembre 1512 les premières dispositions en faveur des indiens, appelées « les lois de Burgos ».
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Arrive alors en bateau Pedro de Cordoba qui dit au roi que ces lois qui viennent d'être publiées ne suffisent pas. Le roi lui déclare alors : « Prenez, vous, mon Père, la charge de remédier à tout cela et vous rendrez grand service. Je commanderai que l'on observe et accomplisse ce que vous déciderez »
Mais le frère s'excusa : « Monseigneur, il ne correspond pas à ma profession religieuse de m'engager dans une affaire si difficile, je supplie votre Altesse de ne pas me le commander ».
Les lois furent renforcées mais la suppression des encomiendas que demandait Pedro de Cordoba ne fut pas réalisée. Le frère Bartolomé de Las Casas regretta toujours que les frères dominicains n'aient pas accepté le pouvoir que le roi leur offrait.
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En conclusion de ce rappel historique je pose deux questions : savons-nous donner corps à la parole communautairement, en transgressant les interdits s'il le faut ? Et savons-nous bien nous situer dans les jeux du pouvoir politique ?
4e dimanche de l'Avent, année B
- Auteur: Van Aerde Michel
- Temps liturgique: Avent
- Année liturgique : B
- Année: 2011-2012