Jn 12, 20-33 La Lettre aux Hébreux nous dit que Jésus s'est adressé à Dieu avec un grand cri et des larmes, pour qu'il le sauve de la mort. Le ton dramatique de cette affirmation doit être prise au sérieux. De même que les mots que Jean met sur les lèvres de Jésus : « Maintenant je suis bouleversé. » Ou encore la prière de Jésus à Gethsémani, selon les trois premiers évangiles, « Père, si c'est possible, délivre-moi », prière qu'évoque précisément la lettre aux Hébreux, et aussi le dernier cri de Jésus sur la croix, selon Marc et Matthieu : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Les textes disent sans détour qu'au seuil d'une mort violente et injuste Jésus, a vécu une terrible lutte psychologique, morale et spirituelle. Sa condamnation était humainement et pour l'immédiat l'échec total de la bonne nouvelle pour tous dont il s'était voulu le porteur. Le monde n'avait pas changé, Israël ne s'était pas converti à l'Évangile. Jésus a dû, à ce moment, mener un combat intérieur dans la solitude et l'incompréhension de ses proches. Ce combat spirituel l'a conduit à exercer ultimement sa liberté : par là, il a accompli le chemin de fidélité dans l'engagement de sa vie dans la foi, fidélité à ce qui était pour lui réponse à l'appel de Dieu : vivre jusqu'au bout de l'esprit du Royaume, l'annoncer et en témoigner par toute son existence, signifier concrètement la proximité de Dieu offerte à tous. La lettre aux Hébreux dit encore qu'à ce moment, Jésus a appris l'obéissance, saint Paul dit aussi que Jésus a été obéissant jusqu'à la mort de la croix. Ce chemin d'obéissance n'est pas celui d'une obéissance à une loi faite de préceptes, ni la soumission à une volonté ou un ordre extérieurs. Il s'agit bien plutôt de l'accomplissement en sa personne de ce qu'avait annoncé le prophète Jérémie : « Je mettrai ma Loi au plus profond d'eux-mêmes ; je l'inscrirai dans leur c½ur ; je serai leur Dieu. » Jésus obéit à la loi profonde de sa conscience, lieu de sa présence devant Dieu son Père. Jésus s'inscrit ainsi dans une longue lignée de témoins dans l'histoire de l'humanité, des hommes et des femmes qui ont eu la force et la liberté de faire prévaloir leurs convictions les plus profondes et leur conscience, par le sacrifice de leur propre vie, contre la loi des hommes. Cette loi, en effet, est trop souvent mise au service des intérêts personnels ou des intérêts particuliers de groupes, au service des intérêts d'une institution ou de la défense d'une idéologie. Ces hommes et ces femmes sont l'honneur de notre humanité. C'est à eux et à tous ceux qui ont vécu du même esprit sans pour autant avoir dû aller jusqu'au martyre, que nous devons que notre société ne soit pas un enfer, mais qu'elle soit le lieu où se construit véritablement l'humanité et où déjà se dessine, pour nous croyants, le Royaume de Dieu. Lorsque Jésus déclare : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s'il meurt, il donne beaucoup de fruit », il parle évidemment de lui-même. Et pour Jean, cette parole exprime la fécondité de l'Évangile qui s'est manifestée par et dans la résurrection de Jésus et par l'½uvre de l'Esprit dans la communauté croyante. Mais la destinée tragique de Jésus, semblable à celle de tant d'autres témoins, s'inscrit ainsi dans une mystérieuse dynamique de l'histoire humaine. Il y a une fondamentale fécondité de la vie donnée physiquement jusqu'à la mort pour la défense d'un idéal ou de valeurs essentielles, mais aussi de la vie donnée au quotidien apparemment sans efficacité dans le dévouement pour les autres. La vie humaine donnée, parfois véritablement sacrifiée porte, du fruit pour les autres ; elle rejaillit de quelque manière en donnant crédit à des valeurs essentielles et en les consolidant dans la communauté humaine, comme l'amour, la justice, la solidarité, la fidélité, la non-violence... Notre histoire est ainsi marquée de tant de témoins martyrs dont de quelque manière nous sommes les héritiers. Mais la destinée de Jésus ouvre cette dynamique féconde de l'histoire humaine à une autre dimension, dont témoigne l'évangile de Jean. En Jésus, nous reconnaissons dans la foi que c'est Dieu lui-même qui s'est engagé dans notre histoire, qui a pris sur lui le tragique de cette histoire pour l'ouvrir à l'espérance et à la vie. Car nous reconnaissons que celui qui meurt ainsi sur la croix, est le Fils de Dieu. « Ce monde est jugé, dit Jésus dans cet évangile ; voici maintenant que le prince de ce monde va être jeté dehors. » En Jésus et par Jésus, nous pouvons dire dans la foi que Dieu lui-même est à l'½uvre chaque fois qu'un homme ou une femme, au nom de sa conscience, désarme la loi dès lors que celle-ci ne sert pas l'être humain. Ce dont témoigne, par exemple, Mgr Van den Berghe, l'évêque d'Anvers, en participant avec d'autres à une manifestation et en affirmant publiquement qu'offrir un toit ou donner à manger à une personne en séjour illégal est un devoir qui prime toute loi. L'évêque d'Arras et un évêque des États-Unis ont récemment affirmé la même chose contre leur gouvernement. Dieu est à l'½uvre partout où la loi de l'amour du prochain est inscrite au c½ur même du comportement humain, et où par là l'humanité devient, consciemment ou non, peuple de Dieu. Dieu est à l'½uvre quand le pardon et la réconciliation abattent les murs du ressentiment et de la haine et guérissent les blessures les plus profondes d'un passé dramatique. Parce que nous croyons que Jésus est ressuscité, nous pouvons dire avec saint Jean : Ce monde est jugé. Certes le mal continue et il continuera à agir, et il fait des ravages, mais nous osons croire qu'il n'a pas et qu'il n'aura pas le dernier mot. Ceux qui comme Jésus ou à la suite de Jésus, ceux qui au nom de leur conscience osent croire à l'impossible sont semences de vie. Malgré tous les démentis apparents, les choses peuvent être autres, malgré les forces aveugles d'une économie soumise à la finance, la solidarité est possible ; en dépit des souffrances des guerres, la réconciliation et la paix sont possibles ; en dépit de la violence avec laquelle la culture impose l'instant dont il faut jouir, la fidélité dans la durée est possible. Tous ceux-là qui croient à cet autre possible et le mettent en ½uvre, sans éclat, dans le quotidien de la vie, engendrent le Royaume de Dieu dans la force de l'Esprit. Puissions-nous tous être de ceux-là avec la grâce de Dieu.
5e dimanche de Carême, année B
- Auteur: Berten Ignace
- Temps liturgique: Temps du Carême
- Année liturgique : B
- Année: 2005-2006