5e dimanche ordinaire, année C

Auteur: Delavie Bruno
Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique : C
Année: 1997-1998

"Eloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur". C'est le cri de Pierre face à un phénomène qui le dépasse : l'abondance de la pêche. Il exprime ainsi sa prise de conscience de ses propres limites !

Il s'y connaissait pourtant en matière de capture de poissons. Un vrai technicien. Au courant de toutes les ficelles du métier. La barque d'ailleurs lui appartenait. Il avait pour ainsi dire pris la tête de la petite entreprise, associé qu'il était avec Zebédée et ses fils. Dans la vie des pêcheurs, il y avait de temps en temps des moments de malchance. Ainsi, la nuit précédente, malgré leurs savoirs et leurs astuces, il n'avaient rien pris. Et voici qu'aujourd'hui, avec le maître le poisson afflue. Les filets sont prêts à se déchirer tellement il y en a !

Alors, Pierre prend conscience qu'il est "dépassé". Malgré tout son savoir, malgré toute sa technique, il se sent tout à coup un pauvre homme, "limité". Il mesure la distance qui le sépare de Jésus , lui criant : "Eloigne-toi de moi, je ne suis qu'un pécheur". Ses compagnon autant que lui-même font l'expérience de la finitude de l'être humain. Aussi l'effroi les avait saisi. Tous se sentaient tout petits, face à ce qui arrive !

Nous trouvons un écho de cet effroi qu'éprouve tout être humain, si malin soit-il, devant l'extraordinaire qui lui échoit dans la description de la vison d'Isaïe dans le Temple. "Malheur à moi, s'écrie le prophète, je suis un homme aux lèvres impures et j'habite au milieu d'un peuple aux lèvres impures". Quand l'homme prend conscience de sa finitude, devant la grandeur de Dieu ou la beauté de l'univers, devant l'immensité des espaces et des galaxies que la science aujourd'hui découvre, devant la complexité des êtres, même les plus petits, il éprouve une sorte de vertige ! Qui suis-je ? Si non, un être imparfait, limité dans l'espace - je ne puis être à la fois en Europe et dans le Nouveau Monde-, limité dans le temps- le nombre de mes années peut être de quatre-vingt, nonante tout au plus - perdu dans la foule des êtres et des générations qui ont précédés et de celles plus nombreuses encore qui pourraient venir, un être imparfait, qui certes peut beaucoup mais ne peut pas tout.

Cette finitude de l'être humain me semble très bien exprimée dans les premiers récits du livre de la Genèse. Les premiers chapitres ne sont pas une relation historique des origines du monde, tel que l'entendrait le concept moderne de l'Histoire : relation précise de ce qui s'est exactement passé autre fois. Ce sont plutôt des récits mythiques, mais qui nous révèlent une réalité humaine profonde, présente dans l'homme depuis ses origines, au coeur même de ce qu'il est. Ainsi, au second chapitre de la Genèse, nous découvrons cette mise en scène où Dieu, ayant formé l'humain, Adam, avec la glaise du sol et lui ayant insufflé le souffle, la vie, se met à réfléchir. Le texte emploie la première personne du pluriel, comme si Dieu n'était pas seul et qu'il parla avec quelqu'un : "Il n'est pas bon, dit-il que l'homme soit seul. faisons lui une aide semblable à lui" . Ayant plongé l'homme dans un sommeil, il tira de lui un vis à vis ; la femme, Eve, autre être humain, différend mais complémentaire."Homme et femme, il les créa" nous dit l'auteur sacré.

Ce récit, quelque peu imagé, exprime une réalité profonde : l'être humain, seul, est limité, imparfait. Pour grandir, il a besoin d'un autre, des autres. Il a besoin de l'autre sexe d'abord, mais aussi de tous les autres qui viennent par lui à l'existence. Au plus profond de l'humanité est inscrite la différence entre les humains, présentée comme une richesse et une complémentarité. Chacun étant un être fini, à la puissance limitée, a besoin d'un autre, des autres pour grandir et progresser ! Le drame, qui deviendra faute et péché, serait de penser qu'on est seul, qu'on peut se passer des autres et qu'il est intéressant d'accaparer la place, toute la place, pour soi tout seul, au besoin en éliminant le partenaire

Nous avons besoin des différences, celles des sexes d'abord, celles des générations, celle des races, des nations, des cultures. Il faut le vivre comme une grande richesse, en acceptant que notre faiblesse soit comblée par la présence des autres et même du Tout Autre. Il n'y aurait pas de relation entre nous si nous étions parfaits. C'est notre pauvreté qui est comblée par les ressources des autres et nos propres valeurs remplissent leurs manques. Ainsi toute rencontre de celui qui est différend de moi peut être enrichissante.

Quand, dans le Temple de Jérusalem, Dieu demande à Isaïe "Qui enverrai-je ? cette question suppose un envoi du prophète vers des gens différents, qui attendent le message de Dieu ! Et lorsque Jésus dit à Pierre : "Sois sans crainte. Désormais ce sont des hommes que tu prendras", cela signifie : n'ait jamais peur de la différence. Considère les autres comme pouvant t'apporter ce que tu n'as pas.

Mais que veut dire alors l'expression "pécheurs d'homme" ? Il faut savoir que pour les juifs, et peut-être encore pour les premiers chrétiens de la communauté lucannienne, l'eau, et surtout le lac et la mer sont comme l'habitacle de Satan et des forces opposées à Dieu. Le signe de la pèche extraordinaire provoquée par Jésus, est une manière de dire à Pierre - et à travers lui à tout chrétien - qu'il a mission de tirer les hommes en dehors de ces eaux, de les libérer du mal et surtout de cette violence qu'engendre le désir de vouloir tout pour soi, en écrasant les autres. Dans cette lutte incessante, seul, le chrétien ne peut rien. Comme Pierre, il peinera toute la nuit sans rien prendre. Mais ensemble, avec les autres et avec le Seigneur, tout est possible. Et pour le montrer Luc ne craint pas d'annoncer l'efficacité collective par une accumulation d'images : il y a une quantité exceptionnelle de poissons, les filets se déchirent, les barques s'enfoncent. Etre pécheurs d'hommes, c'est donc participer ensemble à cette entreprise de sauvetage.

Que conclure, sinon que Dieu n'attend pas que nous soyons parfaits pour nous confier ses projets de bonheur pour l'humanité. Il travaille d'ailleurs avec nous, à partir de ce que nous sommes, des êtres limités. Il nous accepte et nous aime avec nos limites. Isaïe se sentait faible quand Dieu l'appelle. Paul avait persécuté l'Eglise quand le Seigneur en fait l'apôtre des nations. Pierre s'est dit pécheur et, en effet, plus tard il a renié. Notre expérience personnelle autant que nos réflexions sur nos conditions d'existence nous font comprendre nos limites, nos imperfections et nos échecs. Malgré cela Dieu nous appelle tous, tous différents, mais tous complémentaires. Cela me fait penser à la petite chanson qu'apprenait autrefois à ses élèves une institutrice d'école primaire : "Seul, on ne peut rien. A deux, c'est déjà mieux. A cent, c'est plus plaisant. A mille, c'est plus facile. Alors, viens !"