A force de les avoir tellement entendues, ces béatitudes, nous pourrions être pris par ce sentiment où nous avons l'impression que tout a déjà été dit, qu'il n'y a plus rien à ajouter, comme si elles avaient au cours des années été galvaudées. Cependant, croire que nous les possédons à ce point, risque de nous en faire oublier le caractère particulièrement révolutionnaire.
Les béatitudes sont un chemin de bonheur proposé ; elles nous sont données comme des éclairs au milieu d'une tempête, notre tempête. Elles bousculent, surprennent, déconcertent, et font voler en mille morceaux nos idées bien établies. (Comme si, faisait remarquer un de ceux qui a préparé cette eucharistie, Jésus avait bu un petit verre en trop avant de les dire. Ivre de vin, non, ivre de vie, certainement.) Elles sont la réponse du Christ aux dix commandements, ces lois anciennes qui donnaient déjà un chemin possible de bonheur. Mais à la différence de ces dernières, les béatitudes ne s'enferment pas dans des prescrits de lois énonçant ce qu'il y a lieu de faire. Non, les « heureux » et « malheureux » de l'évangile de ce matin (soir) sont non des normes mais des défis lancés à chacune et chacun d'entre nous dans la quiétude de nos vies et que nous sommes appelés à relever.
Le défi du Christ, dans notre quête incessante de bonheur est de nous inviter à voir si nous souhaitons investir dans le court ou le long terme. Il nous rappelle que, même si sur terre, le tout, tout de suite est une valeur ; cette immédiateté fait hélas de nous des êtres déjà consolés et repus, pour reprendre les termes de Jésus. Or, le bonheur n'est jamais un état atteint, il se projettera toujours dans un avenir. En effet, l'amitié, l'amour prennent du temps, le temps de se construire peu à peu, au hasard des rencontres. Leur objectif n'est jamais comblé, sinon la relation se meurt. Fort de ce constat, pour être heureux à long terme, il y a alors lieu d'oser vivre l'expérience du manque, du vide. C'est à partir de ce dernier que l'existence surgit, qu'une relation plus libre à l'autre et à Dieu peut se réaliser. « Si je suis vide de tout, c'est afin de pouvoir mieux vous attendre » dit Don Camille dans le Soulier de Satin de Paul Claudel. Telle est l'expérience de la pauvreté, de la nudité de l'esprit.
La béatitude devient ainsi un défi au détachement. L'autre, l'être aimé ou Dieu ne peut se donner que si le coeur s'est préparé, dilaté en quelque sorte, pour l'accueillir. N'est-il pas vrai que bien souvent nous ne recevons de l'autre que ce que nous sommes nous-mêmes capables de recevoir. Et pour recevoir, il faut qu'il y ait un espace en nous. Si nous sommes comblés, rassasiés, repus, il n'y a pas de rencontre possible. La faim, l'attente sont des flèches qui nous propulsent dans un avenir où nous espérons que le bonheur se conjuguera toujours au pluriel.
« Fais-toi capacité, je me ferai torrent » entendait Thérèse d'Avila. Avoir soif d'amour, avoir soif de Dieu, voilà le défi des « heureux êtes-vous » de ce matin (soir). Ne jamais se sentir combler pour pouvoir partir à la quête d'un plus et d'un mieux à toujours découvrir et partager. Le merveilleux des béatitudes, c'est qu'elles nous font ressentir que le vide est ce temps nécessaire pour vivre d'un désir de tendresse. Alors effectivement, le Christ a raison d'insister sur les « malheureux êtes-vous ». Non pas pour nous culpabiliser, mais plutôt pour nous faire découvrir que certaines valeurs et attitudes de notre monde, si elles sont vécues de manière égoïstes ou extrêmes empêchent tout naturellement qu'une véritable relation puisse s'établir soit entre nous, soit avec Dieu. Etre, de suite comblé, c'est passé à côté des mille beaux côtés de la vie ; c'est s'enfermer dans une solitude toute nourrie de son confort ; c'est à long terme, perdre le goût de l'existence. Heureux sommes-nous de pouvoir relever chacune et chacun avec ce que nous sommes, ces défis de Dieu. Alors, nos choix quotidiens sont-ils vécus à court ou à long terme, nos options de vie sont-elles guidées par la philosophie des « heureux » ou celle des « malheureux », avons-nous toujours faim et soif de Dieu et des autres. N'attendez pas de moi une réponse, elle est tout simplement, tout tendrement, en vous, puisque « heureux, êtes-vous », nous chante le Christ. Amen.