Pour entrer dans cette prière extraordinaire de Jésus à son Père, je vous propose de vous demander si vous avez connu dans votre vie quelques instants de bonheur et à quelle occasion. Cette réflexion, nous pourrions la faire par petits groupe de cinq ou six personnes, mais ce n'est pas l'habitude. Vous pourrez la reprendre chez vous, à deux ou trois, en famille ou avec des amis. Ma question est celle-ci : « Ai-je connu quelques instants de bonheur et à quelle occasion ? »
Si nous mettons en commun nos réponses, nous voyons que ces instants de joie profonde et de vrai bonheur correspondent toujours, presque toujours à une vie relationnelle riche, à un sentiment de communion, d'unité intense avec les autres, avec le monde et avec Dieu.
Se sentir relié, relié aux autres, relié à Dieu, relié à la nature et à tout l'univers, dans une vie qui a du sens, voilà ce qui nous comble et à quoi nous aspirons. Au plus simple, cela peut être sur les gradins du stade, au moment fugitif où la foule se lève et hurle sa joie parce qu'un but est marqué, ce peut être de manière plus sérieuse, lors d'une marche de manifestation de solidarité. Ce sentiment de communion et d'unité peut nous saisir en bien des occasions. Il y correspond un sentiment de plénitude et de maturité. On sent que la vraie vie est là et l'on aspire à y demeurer.
Cela commence au niveau de la famille : vivre un couple harmonieux, au c½ur d'une famille harmonisée. Cela continue dans le travail, quand les relations y sont respectueuses pour une réussite qui profite à tous, cela se poursuit dans la vie politique : « unis dans la diversité », c'est la devise de l'Europe et ce n'est autre que le modèle même de la Trinité, ce dont nous parle Jésus dans l'Evangile aujourd'hui : « qu'ils soient un comme nous sommes un ».
Curieux paradoxe : voici que l'on en vient à écrire « un » au pluriel. « Qu'ils soient », c'est au pluriel, « qu'ils soient un », c'est un pluriel qui n'empêche pas l'unité. C'est comme lorsqu'il nous arrive de dire « nous étions seuls ». Comment cela ? Ou bien vous étiez « seul », tout seul, ou bien vous étiez au moins deux et vous n'étiez pas seuls ! Mais on se comprend. Ici, on parle d'unité justement parce qu'il y a un pluriel et que ce pluriel est relié, unifié. Il ne s'agit pas d'une fusion, comme lorsque les grains de quartz fondent pour former un bloc de verre. Il s'agit d'une communion et la diversité est surmontée par quelque chose qui l'unifie et la transforme en richesse et en joie. « Qu'ils soient Un comme nous sommes un, moi en toi et toi en eux ».
Cette unité là, nous le savons, est impossible sans l'amour. Si l'amour n'est pas là, on n'a plus que l'uniformité impersonnelle, celle de l'armée et celle des règlements. L'Europe pourra toujours légiférer ou dé-régulariser, selon les modèles économiques, pour laisser libre cours aux cruelles lois du marché, aucune loi ni absence de loi n'établira l'harmonie. Il y faut du c½ur, il y faut de l'intelligence et du sens, il y faut de l'amour. Jacques Delors appelait « une âme pour l'Europe ». L'unité dans la diversité, c'est le modèle même du Dieu chrétien. « Qu'ils soient un comme nous sommes un, afin que le monde croie ». L'humanité est à l'image de Dieu et quand l'humanité s'unifie, cette image réapparaît.
Dieu est Trois et il est Un, Père, Fils et leur amour commun. L'Esprit Saint est cette relation qui unit le Père au Fils et qui se répand dans nos c½urs pour nous conformer à ce Fils pleinement accordé au désir de Dieu. L'Esprit Saint nous unit entre nous comme frères et s½urs d'un même Père. L'humanité n'est pas orpheline, notre projet de société juste et fraternelle n'est pas un rêve idéaliste déconnecté du grand projet de la Création. L'humanité émerge de la dure loi de l'évolution des espèces où le plus fort éliminait le plus faible. L'humanité n'est pas orpheline, elle n'est pas seule perdue dans l'univers infini, elle est habitée par un projet qui ne vient pas seulement d'elle-même et qui correspond entièrement à ce qu'elle est : son existence a un sens.
Je suis vivant parce quelqu'un m'a aimé et m'a convoqué. Nous sommes ensemble parce que Dieu nous appelle à partager sa perfection. Et cette perfection, c'est le bonheur et ce bonheur, c'est d'être aimé, c'est d'aimer autant qu'on est aimé, c'est d'être relié, c'est de connaître la confiance et la réciprocité, c'est de ne faire qu'un avec d'autres êtres humains. C'est de vivre une communion dont l'eucharistie d'aujourd'hui est la nourriture discrète et cachée mais tout à fait vitale.
Il est clair que nos chants sont mieux articulés que les hurlements des stades, que notre silence, après les lectures ou la communion, est habité d'une présence qui va bien au-delà du bref silence des fin de concert. Notre communion nous unit de façon bien plus subtile que les mondanités d'un club ou la discipline d'un parti. L'Eglise a certes des aspects archaïques, mais aucune institution n'est aussi ancienne, et aucune institution n'a été capable de se renouveler à pareille échelle et aussi fondamentalement.
Que l'Esprit Saint nous aide à progresser en accord profond avec le Dieu qui nous habite et qui est déjà en lui-même cet amour, cette communion pleinement réalisée, à laquelle non seulement nos peuples, l'Europe, mais aussi toute l'humanité aspirent confusément.
Vivons la prière de Jésus : « Qu'ils soient un, comme nous sommes un »