Dans presque toutes les langues, le mot maison désigne à la fois le bâtiment et la famille qui l'habite. L'image de Jésus est donc pertinente. Sommes--nous de frêles bâtisses élevées hâtivement au ras du sol comme sur du sable, chrétiens dont la foi est un héritage familial, une habitude sociologique, un usage traditionnel ? Ou sommes-nous de ces bâtisses qui, au contraire, révèlent leur qualité à l'épreuve et restent debout, malgré les bourrasques qui les assaillent ? Une seule chose compte aux yeux du Seigneur. Ce n'est ni la hauteur, ni la grandeur, ni l'élégance ou la richesse apparente de la maison qui frappe Jésus. Il va tout de suite à l'essentiel. Ce qui retient son attention c'est la fondation de l'édifice. Pourquoi ? J'y répondrai par l'intermédiaire d'un autre pourquoi.
Pourquoi les mêmes adversités affaiblissent-elles l'âme et la foi de certains et chez d'autres sont-elles au contraire comme le ciment qui renforce le tout ? Pourquoi, dans un cas, les épreuves tournent-elles au drame ou à la rupture et pourquoi dans d'autres cas, les contrariétés forgent-elles des c½urs aguerris ? La réponse est claire. Jésus interroge : Regardez les assises de ces âmes et de leur foi. Sont-elles fondées sur ma personne ou sur des mots ? La foi est-elle fondée sur une expérience personnelle de Dieu ou se base-t-elle sur des propositions, fussent-elles dogmatiques ou conciliaires ?
La pierre fondamentale de notre existence doit être le Christ. Si nous restons fidèles aux consignes du Seigneur, ni les tempêtes bruyantes d'un monde agité, ni les infiltrations sournoises du malin n'ébranleront nos bâtisses. Si nous restons fixés au sol rocheux de l'amour de Dieu, nul soubresaut n'ébranlera la stabilité sereine de notre confiance, ni les remous intérieurs, ni les tempêtes de la vie.
La symbolique des deux fondements possibles de la maison : le sable ou le roc peut s'appliquer à la famille et au monde, au groupe familial comme à la famille humaine.
La maison, c'est d'abord la maisonnée, la gente familiale, le chez soi où se vivent les premiers échanges. C'est le milieu où s'exerce l'éducation où s'apprend l'affection. La maison, pour Israël, marquait la fin de l'errance et de la précarité, signifiée par les tentes du désert. La maison, dans l'évangile, est pour Jésus le lieu privilégié des entretiens confidentiels et l'endroit de sa pédagogie particulière aux apôtres. Souvent Jésus se retrouve avec ses disciples « malentendants » dans une maison pour les enseigner et leur donner d'ultimes explications. Les apôtres se souviendront et agiront de la même manière plus tard, comme en témoignent les actes (AA 10,11,20,23...)
Pour nous, ce ne sont pas seulement les églises ou les couvents mais chaque foyer qui devrait être une maison de Dieu, la maison- Dieu. La famille n'est-elle pas en effet le lieu de tous les partages et de tous les pardons. La famille, cet arbre dont chaque branche s'élève séparée de sa voisine mais qui, sortie d'un tronc commun, se dresse vers un seul et même ciel. Le foyer familial, arbre qu'une même sève souterraine alimente avec au centre une « maman », peut-être le plus beau mot de toute la langue, celle que tous portent au c½ur comme un secret gravé. Le foyer suggère l'image du feu, cet âtre éclaire et illumine, réchauffe et enflamme, chante et réjouit. La famille, de nos jours, n'a peut-être plus malheureusement la majesté et l'aura d'autrefois, mais, elle demeure première et irremplaçable parce qu'elle reste le lieu de tous les éveils et de tous les départs. La famille est à la fois la mémoire joyeuse du passé, le climat chaleureux du présent et l'élan confiant de l'avenir. La famille enfin, symbole d'harmonie et de paix. Quand Jésus parle au sujet de sa propre personne de refus et de division au sein de la famille, elle devient symbole de la plus grande division qui soit. Puissions-nous mettre Dieu au c½ur de nos familles. « Si le Seigneur ne bâtit la maison, c'est en vain que les ouvriers travaillent. » (Psautier)
Quant à l'humanité, la famille humaine, n'est- elle pas elle aussi, à l'image des paroles du Seigneur, bâtie sur le sable et sur le roc ! S'il est vrai que nous prenons la nature humaine essentiellement dans un état de non-reconnaissance, d'imperfection innée, mais d'émergence constante vers un mieux, alors tout est à reprendre pour chacun d'entre nous par le commencement, à chaque génération. La tâche du salut, la vocation au plein humanisme ou à la sainteté est à reprendre par chaque individu de la communauté humaine. Pour tous et chacun, rien n'est jamais définitivement acquis, rien n'est jamais définitivement perdu, personne ne doit jamais être définitivement abandonné. Pour chaque homme, le choix est impérieux et inévitable et la vocation incontournable : faire naufrage corps et bien ou lutter contre la tempête et sauver le navire ! Avec chaque homme, la tragédie d'être soi-même, sable ou roc, se joue tout entière.
Depuis Darwin, on sait que l'humain est l'aboutissement d'une lente, longue et difficile évolution, issue d'une laborieuse émergence de la matière. Dans cette mouvance, l'être humain reste imparfait, il se perçoit inachevé, il se ressent ambigu, divisé, complexe en son corps, anarchique en son c½ur, mystère en son esprit. Il progresse à tâtons, dans un effort ardu vers une intégration difficile de ses multiples virtualités. Dans l'exigence il construit laborieusement sa propre identité. Plus il s'ouvre au spirituel en lui, plus est intense la tension en son moi profond. Tous les mystiques ont parlé de cette ambivalence en l'homme à accueillir dans la candeur d'un c½ur humilié.
L'histoire humaine n'est ni un cycle monotone d'absurdités, ni la combinaison gratuite d'une série de phénomènes aveugles. Elle n'est pas plus l'exaltation d'utopies nostalgiques que l'incantation illusoire d'un triomphalisme terrestre futur à l'image d'un paradis perdu. La vie sur terre, malgré ses améliorations, ne sera jamais paradisiaque. La sécurité absolue n'aura jamais de réalité ailleurs que dans nos rêves. Mais le roc de la foi, lui, peut donner dès à présent à nos existences malmenées une stabilité, une solidité qu'aucun cyclone ne pourra détruire. Sable des espoirs farfelus des illuminés de la terre ou roc d'une expérience chrétienne comblant l'indicible besoin d'infini qui nous habite ? Tel est le choix. « Sous les pavés, le sable ! » disaient les protagonistes de mai 68. Le mai chrétien nous dit mieux : « Sur le rocher, la cité de Dieu, sur le roc, la Sion de l'âme « », sur le Christ, la Jérusalem de notre foi.
Dans un monde qui chavire, où la meute des frustrés du sexe triomphe, où l'incompétence et l'ambiguïté des pouvoirs politiques n'ont d'égal que les dérives d'autres pouvoirs publics, magistrature ou police ; dans nos démocraties molles ou des cancrelats de la photo, des charognards de la pellicule se muent en dealers de faux rêves, en artisans de l'intox ou en voyeurs impudiques de toutes les intimités, dans ce monde d'éboulis, c'est à notre foi de s'accrocher, ferme et tenace, au rocher, à la pierre angulaire de notre existence qu'est le Christ. Loin de toutes les frénésies millénaristes, loin des hystéries collectives, musicales ou sportives, loin des fanatismes imbéciles d'ayatollahs analphabètes, notre foi nous mènera par les chemins de l'humilité et de la gratitude, de la compassion et de l'adoration vers un Dieu de bonté et un Royaume de paix. Quand un monde est bouclé sur lui-même, aucun bonheur n'est plénier, puisque rien n'est plus partagé. Ultime luxe de l'extrême malheur, il s'enroule sur lui-même et étouffe sa victime. Méconnaître notre véritable humanité, baptiser nos erreurs ou tuer notre conscience, c'est comme détourner un torrent, un jour de grand orage. Il retrouve sa pente naturelle et c'est la débâcle et la désolation.
Face aux lourdeurs des temps présents ou à la fuite en avant qui efface toute trace d'un passé spirituel magistral, il faudrait méditer l'image de St. Jean de la Croix pour comprendre que seule la foi en Dieu de Jésus-Christ peut rétablir les vrais équilibres. Le peigne, disait le grand mystique, commence par le haut du crâne pour démêler les n½uds dans les cheveux. Ainsi pour démêler nos impostures faudrait-il partir du point central de l'histoire qui est l'amour de Dieu pour nous. Nietzsche ne s'est pas rendu compte de la grande vérité qu'il énonçait lorsqu'il affirmait que Dieu aussi avait son enfer. Oui, son enfer c'est son amour pour nous, tant nous le lui rendons mal et réouvrons, à chaque coup, les plaies du Christ.