Un homme va mourir. Il faudrait pleurer. Mais la foule est en liesse et Jésus ne repousse pas sa joie.
Que faut-il comprendre ?
Que valent cet enthousiasme, ces acclamations ? Ne savons-nous pas qu'incessamment, la situation va basculer ? De l'accueil au rejet, de la reconnaissance à l'abandon, quelques jours suffiront pour que Jésus perde tout : son honneur et sa dignité, ses frères et ses amis. Le triomphe du prophète, sa crédibilité, sa liberté physique, sa santé sont précaires et menacés.
Comme les pharisiens, mais pour une autre raison, celle de notre lucidité, nous serions tentés de fustiger l'exubérance des gens. De quelle victoire peut-on parler quand déjà le soir tombe et que la violence va se déchaîner ? L'heure est-elle à fête et à la joie ?
Et pourtant, Jésus s'y associe tout entier. Il refuse de la réprimer .
La liturgie juxtapose le triomphe des Rameaux et la lecture de la Passion. L'échec suit le succès, la peine recouvre la joie.
Du haut de son petit âne, Jésus nous provoque. A quoi ? Jésus nous provoque à entrer dans la joie, à entrer dans l'ironie du moment, non pas pour amoindrir sa gravité, son poids, sa profondeur...mais pour en percevoir peut-être l'enjeu.
La foule acclame son messie. Mais Jésus répond et ne répond pas. Il est bien le fils de David, il vient au nom du Seigneur, il accomplit la prophétie. Mais il est juché sur un âne : il choisit l'impuissance pour manifester la paradoxale toute-puissance de Dieu.
C'est limpide et pourtant, il y a méprise. Aux Rameaux, Jésus est le Seigneur mais il est le Seigneur des pauvres et par là le Seigneur de tous : de ceux qui n'auront pas le panache de rester forts dans l'adversité, de ceux qui déserteront quand viendra l'extrême souffrance, de ceux qui douteront toujours un peu, mais pas assez pour renoncer à croire. Il est le Seigneur de ceux qui restent les yeux rivés sur leurs petits bonheurs.
Il accepte d'être leur Seigneur ! Et pour lui, cette joie enfantine des Rameaux n'est pas condamnable. Il accueille et il bénit la joie des enfants et des petits.
Cette joie des Rameaux est la nôtre lorsque, pauvres avec les pauvres, nous mendions auprès de Jésus nos bonheurs, petits ou grands, légitimes ou non. Lorsque nous mendions auprès de Lui parce que nous croyons qu'il entre en nos désirs même les plus inavouables, les plus fous, les plus risqués, les plus honteux peut-être, les plus ridicules parfois. Il entre dans la foule de nos faux problèmes, de nos bonheurs qui n'en sont pas, de nos illusions chéries.
Jésus suit le chemin que nous lui traçons avec nos palmes et nos manteaux. Le chemin des succès dont nous rêvons. Il assume ce chemin qui conduit à l'impasse dans la fosse commune des illusions perdues. Il assume ce chemin comme il assume notre pauvre joie, pour l'accomplir et le traverser, le sauver, en faire un véritable chemin triomphal, modeste comme le petit âne choisi, mais souverain.
La joie des Rameaux, la voilà : C'est la joie des pauvres. L'inquiétude les rend créatifs, créateurs de joie. C'est la joie de la foi, celle de l'espérance accomplie. La foule prend le risque d'être déçue, elle s'expose au Christ, elle se confie à lui. Elle est prête à croire en lui. Et, même s'il prévoit la désillusion, Jésus la lui permet. Il l'accompagnera aussi au-delà de la désillusion, au-delà du désespoir.
L'Eglise d'aujourd'hui a-t-elle encore cette audace ? L'audace de se 'tromper' avec les pauvres ? De se réjouir dans une fête prématurée du côté des pauvres et des humiliés, à la barbe de tous les pouvoirs ?
Le triomphe est fragile, la victoire menacée. Elle est en attente, en suspens. L'issue ne dépend pas de nous. La grande transformation du monde, selon le désir de Dieu, ne dépend pas de notre force, de notre effort, ni même de notre conversion. Elle est gratuite, attendue, à recevoir.
Nos attentes sont infantiles, nous cherchons de fausses solutions, des placebos, des antalgiques, un peu d'opium, pour combler le vide de nos vies. A nos problèmes immédiats, Jésus n'a pas la solution, il n'est pas la solution. Jésus répond et ne répond pas. Mais il assume nos espoirs. Au c½ur de notre errance, il est présent.
La disparition du Messie va plonger ses partisans dans le doute profond, celui qui lamine l'intelligence et fait défaillir le c½ur. Ils vivront l'absence et le silence de la mort, la domination de l'absurde et du mensonge, le pire des malentendus.
Mais où donc le Christ pourrait-il nous rejoindre si ce n'est sur le chemin de nos illusions ? Ceux qui n'espèrent rien ne cherchent rien. Ils ne voient que l'âne et pas le salut qui est dessus. Seuls ceux qui espèrent peuvent être déçus. Seuls ceux qui se sont trompés dans une espérance humaine peuvent rencontrer le Christ en relisant l'histoire de leur malheur, comme les disciples sur le chemin d'Emmaüs
Jésus accueille la joie des pauvres, sans la réprimer. Il entre dans leur espérance sans la démentir. Il nous confirme comme êtres de désir. La joie qui est la nôtre, nul ne pourra nous la ravir : qui donc pourrait nous séparer de Lui ?
Dans la discrétion du matin de Pâques, dans l'explosion silencieuse de la vie, répondra pour toujours tout ce qu'il y a de vivant en nous, timide ou fort, tordu ou bien droit. Ce ne sera plus jamais un silence qui répondra au silence. A nos doutes, à nos attentes terriblement humaines et vaines aussi parfois, à tous nos besoins insatisfaits, Jésus ouvre un chemin. Il les libère tous, en ne les niant pas : il nous rend forts de notre faiblesse en la prenant sur lui.
En entrant à Jérusalem, il nous rend à la joie, la joie d'êtres sauvés.
Alors les pauvres crient à la face du Seigneur, car Il vient.
Il épouse leur joie, Il épouse notre joie : Son amour est plus fort que tout.