Il fait déjà noir. On a changé l'heure. Le soir, tu vois déjà le brouillard qui sort de la terre. Il fait froid. Vous vous êtes peut-être promenés dans la forêt cette après-midi. Les feuilles tombent. La nature s'apprête à mourir. C'est la Toussaint.
Nous voici rasssemblés dans cette église pour célébrer notre fête de famille, avec tous nos frères et soeurs d'ici et de l'au-delà.
Ce n'est peut-être pas la grande joie qui nous rassemble spontanément en cette fête de famille, parce que la Toussaint nous rappelle plutôt les absents, notre famille sur l'autre rive.
Et les saints, sont-ils vraiment nos frères et soeurs ? Nous avons plutôt l'impression que nous ne pouvons pas être à la même hauteur qu'eux. Il semblent si loins, si parfaits, et nous : si pauvres, si imparfaits, parfois trop loin de Dieu, des autres et de notre propre coeur. Si la sainteté est la perfection morale et humaine, nous sommes déjà fichus. Si les saints n'avaient jamais fait aucune chose d'imparfait ou aucune faute, nous aurions toutes les raisons de nous décourager.
Mais je crois que nous avons souvent une fausse image de la sainteté. Il n'y a aucun saint qui est né comme un saint, sauf la Sainte Vierge, mais elle était si humaine, si proche de nous ! Elle a dû, elle aussi, chercher Dieu sur le chemin de la foi, on l'oublie parfois. Mais pour le reste : je ne connais aucun autre saint qui n'a jamais péché. Il y a même eu des saints qui ont en quelque sorte eu besoin du péché pour rencontrer Dieu. Si tout dans notre vie était parfait, si nous n'avions pas de problèmes, en fait, nous n'aurions pas besoin de Dieu. Nous prierions plus, nous vivrions en fait comme des athées chrétiens, si cela était possible. Parfois Dieu laisse exister dans notre vie un problème ou une imperfection, pour que nous nous raccrochions à lui. Et nous, nous ne nous pouvons pas pardonner cette imperfection ! Mais Dieu le peut. Pourquoi donc nous accrocher tant à notre imperfection ?
La béatitude que Jésus nous annonce dans son Sermon sur la Montagne, ce n'est pas le début de notre vie chrétienne, ni une condition de l'examen d'entrée à l'école supérieure de vie chrétienne. La béatitude, c'est le résultat d'un chemin de foi.
Si nous étudions les béatitudes de plus près, il est clair que nous ne pouvons pas les imiter.
Par exemple : la pauvreté, est-ce que c'est vraiment un but en soi ?
Est-ce que ce sont vraiment les doux qui possèdent la terre ?
Et pleurer : c'est que nous cherchons toujours à éviter, jusqu'au point même de ne plus être en contact avec nos émotions les plus profondes.
Avoir faim de la justice : dans le bunker d'Ausschwitz, comme le père Kolbe l'a expérimenté, c'est encore quelque chose d'autre que dans un groupe d'Amnesty International.
Les coeurs purs : qui d'entre nous veut être considéré comme un naïf par ses amis ou ses collègues ?
Et les artisans de paix : parfois, trop de fois, leur mission échoue.
Jésus n'est pas utopiste : ce n'est pas nécessairement l'effort collectif qui changera complètement notre monde, nos vies, nos familles, nos communautés chrétiennes. Il y aura toujours quelque chose qui nous échappe. Et si tout dépendait de nous, nous n'aurions plus besoin de Dieu ! Nous voudrions parfois désespérément multiplier nos actions pour améliorer le monde.
Mais les saints, qui étaient pourtant des plus actifs, même les contemplatifs, ont choisi une autre méthode : ils ont appris à calculer avec la croix, c'est-à-dire : avec leur propre faiblesse et la force de Dieu. Et ils ont changé beaucoup de choses dans ce monde et dans l'église, et leur influence est toujours là.
Les béatitudes nous annoncent le monde à venir, le monde de Dieu, où tout sera renversé, même nos propres pensées et nos propres réflexes. Les béatitudes sont une invitation à nous laisser imprégner, enfin, par l'Esprit de Dieu, à laisser Dieu agir en nous. Les saints, ce sont des hommes et des femmes qui se sont avancés sur le chemin de l'imperfection, mais qui ont, parfois après de longs combats et résistances, laissé libre cours à Dieu. Ils ont osé donner à Dieu carte blanche.
Le plus difficile, c'est de donner à Dieu tous les pouvoirs sur ta vie. Non pas seulement amener Dieu dans ta voiture et le conduire où toi tu veux, mais laisser à lui le volant, les clés et les papiers de la voiture.
Ce qui compte, c'est le désir, mais le désir sincère. Mais même le désir sincère ne marche pas sans une passion pour Dieu et les hommes, sinon, tu ne seras jamais un saint ou une sainte.
Et pour le reste : ce n'est pas si difficile d'être imparfait. Il y a donc encore de la place pour nous dans la famille nombreuse des saints. Bienvenue à vous tous !