Tous les Saints

Auteur: Gihoul Luc-Henri
Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique : A, B, C
Année: 2001-2002

On a écrit bien des livres, plus érudits les uns que les autres, sur les Béatitudes. Je laisserai toute cette érudition, savante et utile, pour aller au c½ur de message. En comparant le texte des Béatitudes selon Matthieu et celui de ce jour, rédigé par St. Luc, les spécialistes nous affirment que Jésus a fait trois grandes proclamations, fondamentales, à prendre au pied de la lettre. L'une s'adresse aux pauvres, à ceux qui manquent de tout. L'autre aux affligés, brisés par la vie. La troisième aux affamés qui périssent du manque du nécessaire vital. Pauvres, opprimés et victimes : trois groupes de misérables qui, à l'ère messianique inaugurée par Jésus, devaient connaître le bonheur. Ces trois proclamations sont renforcées chez Luc, après les Béatitudes. Jésus stigmatise l'argent, la violence et l'injustice. « Malheur à cela ! » crie Jésus.

Tout cela est bien beau. Mais qu'en est-il aujourd'hui ? Que reste-t-il de ces affirmations lapidaires. Elles annonçaient un règne de bonheur et nous vivons dans un monde déchiré. Ce règne de bonheur devait s'engendrer à partir de la pauvreté et des larmes et c'est bien la souffrance et l'inégalité qui perdurent et elles n'engendrent que le chaos. Il faut se dire avant tout que c'est le même constat d'échec apparent que firent les premières communautés chrétiennes après la mort de Jésus.

Rien n'avait apparemment changé. Les pauvres étaient toujours là, alors qu'on attendait un royaume de bonheur. Il y avait toujours des victimes qui pleuraient leur infortune, alors qu'on leur avait promis un royaume de paix. Et on entendait toujours la plainte des affamés, alors qu'on leur avait promis un royaume d'équité. Le monde merveilleux attendu ne s'était pas réalisé. Il n'y avait pas d'amélioration pour les Ecrasés de la vie.

C'est tellement vrai que Matthieu donnera une orientation catéchétique et morale aux paroles de Jésus.

Les pauvres financièrement et économiquement, ceux de st. Luc, deviendront les pauvres en esprit, c'est à dire, dans la tradition rabbinique, le croyant, le fidèle, le pieux ou l'humble. Les affamés deviendront les affamés de justice dans le sens religieux , ceux qui cherchent à comprendre et réaliser en tout la parole de Dieu, c'est à dire la sainteté :. Et les affligés deviendront ceux qui pleurent sur le péché du monde et qui ne veulent en rien pactiser avec ce monde dominé par le mal. Et ceux-là, non seulement connaîtront un jour le triomphe final du Bien sur le Mal dans l'amour éternel du père au paradis, mais ils auront la consolation messianique.

A ce jour, il faut bien reconnaître que tout semble identique et que rien n'a changé, comme au temps du christianisme primitif, voire que c'est pire encore !

Aujourd'hui par la TV ou Internet, les marchands de bonheur font fortune. L'argent, les plaisirs et l'égocentrisme semblent satisfaire et combler beaucoup de nos semblables. Et cependant les marasmes de toutes sortes semblent être le sort commun de tous. D'une part des messages euphoriques annoncent comment gagner des millions. D'autre part, à l'aube du 3ème Millénaire, le monde à nouveau résonne des prophéties de malheur, annonçant les horreurs légendaires de toutes les années « mille ».

Pour l'heure, d'un côté, c'est la perspective d'une réussite totale, définitive et rapide mais qui trop vite se révèle être un mirage. Le mot dit bien ce qu'il est : c'est le nom donné à des avions de guerre ultra-rapides. Oui, tous ces trésors terrestres promis pourraient bien disparaître dans les airs aussi subitement que les engins de guerre du même nom ! Et, d'un autre côté, pour l'heure, c'est un monde surpeuplé, cloné et affamé, une terre stérilisée, des fleuves surchauffés, des mers irradiées et des océans morts.

Que l'on ne s'étonne guère que face à des rêves utopiques ou devant de tels chaos, l'angoisse des faibles ranime les vieux fantômes mythiques des cataclysmes apocalyptiques de la fin des temps.

Face à cela, St. Luc, en ces béatitudes, va dénoncer toutes les non-valeurs et nous inviter à voir dans ce marasme les prémices possibles d'un ordre nouveau, appelé le Royaume. A quoi d'ailleurs servirait la parole de Dieu si elle n'était que le miroir rassurant de nos vues à court terme et de nos égoïsmes ? Les Béatitudes nous disent que celui qui s'ouvre à Dieu sera toujours persécuté. Ce qu'il y a dans le monde d'impur, de perverti, luttera toujours contre le Bien. Ce combat est la condition du Royaume. Cette tension est le signe que le Royaume est bien là et que le monde s'y oppose.

Si vous souffrez du mal dans le monde, la parole de Dieu nous dit : vous êtes les élus du Royaume et c'est à vous que s'adressent ces béatitudes. Le mal n'aura pas le dernier mot. Il n'en sera pas toujours ainsi. La Résurrection du Christ vous assure de la victoire finale. Il y a un autre règne que cet empire de l'argent, un autre Royaume que ces paradis fiscaux, un autre ciel que la voûte étoilée des plaisirs terrestres. Mais la possibilité de vivre, un temps soit peu, cette foi en une telle parole n'est due qu'à la Résurrection du Christ, qu'à l'Esprit de Dieu en nous, qu'à la grâce de notre conversion à Dieu. Le mal du monde ne peut se supporter que dans la foi. Le deuil du monde ne peut se vivre que dans un grand amour. Pour l'évangile, il est certain que le Paradis n'est pas pour cette terre.

Mais, les Béatitudes nous disent aussi que l'abandon de nos illusions ne signifie pas nécessairement le triomphe de nos afflictions. Face à nos malheurs accablants, ces fractures magistrales du monde, les Béatitudes proclament un Dieu qui veut faire de nous des Vivants !

Comment ? La grande leçon des Béatitudes, selon St. Luc, c'est face au mal, aux inégalités, aux injustices, un appel afin de retisser toutes les solidarités possibles entre nous, précisément à partir de nos expériences communes de douleurs et d'échecs. Attention à toutes nos richesses spirituelles ou matérielles ! Dans le monde des humains : le trop plein de l'un pourrait bien constituer le trop peu de l'autre et Le bonheur des uns pourraient bien être la cause du malheur des autres. La pauvreté des uns pourrait bien n'être pas un retard de leur effort ou de leur économie, mais la condition de la richesse des autres ! L'enjeu des Béatitudes est une volonté de multiplier tous les espaces possibles de bonheur, à partir de l'expérience même de nos souffrances mutuelles.

Ce Royaume de félicité, dont il est question dans les Béatitudes, à vous de l'établir ici- bas par tous vos efforts de solidarité. Ayant connu les mêmes souffrances, sachant la douleur présente du monde, une douleur à l'échelle de l'espèce humaine, puisque vous en avez tous l'expérience terrible, poignante, ne pouvez-vous, ensemble, découvrir les causes de ces malheurs et travailler, dès lors, à remédier à cette souffrance en créant les vraies conditions de vie propices au bonheur de tous. Connaissant les mêmes tribulations, vous savez où se situent les vrais bonheurs que vous recherchez. Ne pouvez-vous les créer là où la vie vous a mis par de petits services quotidiens et bienveillants, par des actes journaliers au sein de toutes les proximités familières ? Face au mal, dans le monde, servez-vous de l'expérience de tous les malheurs nés de ce mal pour relever tous les défis que vous rencontrerez. Le défi des inégalités par l'entraide et le partage. Le défi des replis sur soi par l'attention portée à l'autre et sa promotion. Le défi des intolérances par un autre regard et celui d'être enfin vraiment soi-même malgré la faute. Le défi d'être enfant de Dieu malgré nos manques de foi et d'espérance. Les Béatitudes nous disent : » Vous êtes promis à une vie éternelle céleste à recevoir, après une vie terrestre à donner. Alors, « vous sauterez de joie »( St. Luc) . Alors, « les affligés seront consolés. »( St. Matthieu). Consoler ( étymologiquement, signifie une solitude à deux, un solo à deux voix) veut dire sortir de sa solitude parce qu'on est deux, parce qu'on a été entendu et soutenu.

Les Béatitudes nous invitent à réveiller en chacun de nous le Dieu qu'il porte en lui, l'espérance de l'amour. Elles nous disent : « Nul bonheur n'est entier s'il n'est partagé. » Et, si nous les vivons dès à présent, par elles, nous serons de ceux qui dès le matin travaillent à la beauté du jour. Nous serons de ceux qui, par l'amour, travaillent à la grandeur des autres.