De qui se moque-t-on ? Luc commence son évangile par une introduction dramatique et solennelle : « l’an 15 de l’empereur Tibère », et il cite le nom de tous les rois, gouverneurs, princes et grands-prêtres de l’époque. On a l’impression d’être dans un grand film hollywoodien avec fanfares et trompettes. Et tout cela pour dire quoi ? Que la parole de Dieu fut adressée dans le désert. Qui pourrait bien être intéressé par ce qui se passe dans le désert ? Vous imaginez cela : le soir, au journal télévisé, un journaliste parle des guerres et des grèves, et puis il annonce que Dieu a parlé à un ermite au fin fond des Ardennes. Voilà une belle nouvelle ! Qui pourrait bien s’intéresser à cela et qu’est-ce que cela peut changer à ma vie ?
Mais Luc aime bien ce genre de plaisanterie. Vous vous souvenez : dans le récit de la Nativité, il parle des anges qui apparaissent aux bergers la nuit. Il y a beaucoup de lumière et de bruit. L’ange annonce triomphalement que le Messie, le Sauveur est arrivé. Et c’est qui ? Un nouveau-né couché dans une mangeoire. Ce n’est pas le fils d’un roi avec une grande armée. Ce n’est pas un prince installé dans un palais. Non, c’est un petit bébé couché sur la pierre froide d’une mangeoire, dans une étable traversée par tous les vents de l’hiver. Un rhume, une grippe, et le petit bébé disparaît, mort. Fini le Messie, le Sauveur annoncé triomphalement par les anges la nuit de Noël.
Saint Luc aime bien nous secouer : tout commence dans le désert. Or, le désert est un thème important pour les Juifs. Cela leur rappelle la plus belle période de leur histoire. C’était quand ils avaient été arrachés de l’esclavage en Egypte et qu’ils marchaient vers la Terre promise. Ils étaient alors seuls avec le Seigneur. C’était un peu comme un voyage de noces. Les jeunes mariés ont tout quitté : leurs parents, leur famille, leurs amis pour être seuls l’un avec l’autre et pour apprendre à se connaître. Et le peuple d’Israël a gardé la nostalgie de cette période bénie. C’est pourquoi ils célèbrent la fête des Tentes. Au début de l’automne, après les récoltes, les Juifs quittent leur maison ou leur appartement et, pendant une semaine, ils vivent sur la terrasse ou au fond du jardin, dans une cabane comme au temps de l’Exode. Ils sont là pour vivre seuls avec le Seigneur. Et c’est là sans doute la première leçon de cette référence au désert dans cet évangile : il faut quitter le bruit et l’agitation de tous les jours pour retrouver dans le silence et la solitude la présence du Seigneur dans notre vie.
Mais il faut faire le ménage : notre cœur ressemble à un vieil appartement. Il est encombré de mille et une choses inutiles. Il faut aplanir le chemin, c’est-à-dire qu’il faut enlever les grosses pierres qui bloquent la route au chariot du Seigneur. Et il y a tout d’abord nos vieilles rancunes, ces parties dures et desséchées de notre cœur. Nous avons été trahis et blessés. Nous n’arrivons pas à pardonner. Pour recevoir le Seigneur, il faut pouvoir être frais et comme neufs, prêts à recommencer à aimer, à prendre le risque d’être aimés et à nouveau trahis. Il faut être prêts à être comme Dieu. Trahi depuis le commencement, blessé par la trahison d’Adam et Eve, rejeté pendant tout l’histoire du salut, parfois oublié, souvent négligé par chacun d’entre nous, Dieu recommence tout à nouveau. Il devient un petit bébé pour nous. Il mourra sur la croix, il le sait. Mais il nous aime tellement qu’il ne veut pas nous laisser seuls dans l’embarras et la solitude. Il vient nous chercher, même dans le désert de notre solitude et de notre désespoir.
Alors, oui, que sonnent les trompettes et les fanfares ! Le Seigneur vient nous sauver.