6ème dimanche ordinaire (année C)

Auteur: Didier Croonenberghs
Date de rédaction: 17/02/19
Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique : C
Année: 2018-2019

Une lecture peu attentive de l’évangile de ce jour pourrait nous donner l’impression que Luc, après une série de bénédictions (avec l’adjectif heureux) ajoute à la fin de son discours quelques malédictions. Malheureux êtes-vous ! Serait-ce une condamnation, un jugement, une accusation de la nature humaine fragile ? Pire encore, aurions-nous droit au malheur parce que nous sommes riches, rions et sommes aimés des autres? Le monde se diviserait-il en deux catégories… Comme si Dieu distinguait ceux qui sont dans le droit d’être heureux, et ceux qui sont malheureux. Comme s’il donnait ses bénédictions et ses malédictions. Est-ce vraiment le Dieu d’évangile ?

Il y a en fait de l’intraduisible dans le mot grec qui se trouve derrière ‘malheureux’… Il ne s’agit pas du pendant ou du contraire du mot heureux. Ce mot, c’est un soupir, un gémissement: ouaï… que nous traduisons improprement! Dans bien des passages des évangiles, face au malheur, à la trahison et la souffrance, Jésus n’a que ce mot à la bouche, ouaï. Comme si les mots manquaient face au malheur. Certains biblistes traduisent simplement cette interjection, ce cri par  « aïe » ! Ouaï ! C’est finalement comme une parole insensée que nous poussons lorsque nous sommes confrontés au mal, à la souffrance et à l’échec. … Je vous laisse imaginer d’autres mots, qu’on évite généralement de prononcer lorsqu’il y a un enregistrement ! Zut, caramba, l’humain a encore raté! Soyons polis ! La bible Bayard donne à mon sens la moins mauvaise traduction. « Hélas! » C’est ainsi qu’il faut entendre le pendant des béatitudes. Hélas les riches. Dommage, hélas vous qui riez. Hélas ne traduit pas une condamnation : elle pointe vers une voie stérile, qui ne fait pas grandir l’humain. « Maudit l’homme qui met sa confiance dans un mortel, tandis que son cœur se détourne du Seigneur » dit Jérémie dans la première lecture. Mais « Béni sois l’homme qui met sa confiance dans le Seigneur et dont le Seigneur est l’espoir. » Jérémie nous rappelle qu’il y a une voie stérile, qui se satisfait de l’homme. Mais qu’il y a une autre voie, féconde celle-ci, qui accepte l’inaccompli, l’inachevé et qui se nourrit de Dieu.  Car, faut-il encore le rappeler, il y a assurément de l’inachèvement, de l’inaccompli en chacun de nous, quel que soit notre âge. Nous sommes peut-être né à terme… mais nous mourrons tous prématurés, inachevé !

L’humain ne peut jamais être un être repu, arrivé, accompli, parvenu… Où se situerait alors l’émerveillement, la surprise, la curiosité, la recherche de Dieu, la vraie béatitude ? Rendre l’humain davantage heureux, c’est le libérer des freins et des obstacles sur son chemin d’accomplissement, sans pour autant le croire arrivé à terme ! Alors, paradoxalement, l’homme découvrira le bonheur de ne pas être plein, repu, rassasié.

Bien entendu, manger à sa faim, rire, être joyeux… comment pourrait-on nous le reprocher?  Il n’y a rien de bon dans la misère. Mais Jésus, par les béatitudes, nous rappelle que nous avons « à nous enrichir des biens les meilleurs », à accueillir cette pauvreté qui nous ouvre aux richesses de Dieu. Notre destinée est de mettre précisément notre confiance en ce Dieu-là, qui nous appelle au bonheur, à nous ouvrir aux richesses de Dieu.

Hélas, dommage quand nous sommes tellement occupés par la gestion de ce que nous avons, que nous en oublions ce que nous sommes.
Hélas, dommage quand nous sommes tellement pris à rire, que nous en devenons insensibles à la tristesse de nos frères et sœurs en humanité.

Il n’y a donc pas à proprement parler des chemins de bénédictions et de « malédictions », comme si l’absence de bonheur était une condamnation. Il s’agit plutôt de chemins —et il en va de notre choix— de béatitude et de malétitude. Permettez-moi le néologisme. La malétitude est cette manière de regarder l’inaccompli, le manque, comme un lieu de frustration, où l’humain serait victime. Voilà un chemin de malétitude : se plaindre de ne pas avoir ce qu’on s’estime en droit de recevoir. La malétitude est cette attitude qui voit avec tristesse ce qu’elle n’a pas…

Or, c’est un autre chemin que l’évangile nous convie de suivre : les béatitudes. Pas une attitude de béat, mais de bienveillance, avec des voies où on peut se découvrir paradoxalement heureux. Où on peut accueillir avec joie ce qu’on ne possède pas. Oui, il y a des chemins qui considèrent l’inaccompli comme une de chance de progression.  Et s’il nous arrive de prendre un mauvais choix, à nous d’entendre alors une voix divine, positive, nous dire au cœur de ce que nous sommes : Hélas, dommage. Ton chemin n’a pas été le meilleur. Regarde maintenant les chemins de béatitude qui s’offrent encore à toi. Regarde-les et prends-les. Pas demain. Maintenant. Et, dès aujourd’hui, tu seras heureux. Amen.