26ème dimanche du temps ordinaire (année C)

Auteur: Laurent Mathelot
Date de rédaction: 22/09/19
Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique : C
Année: 2018-2019

 

[ Textes liturgiques ]

Il s’appelait Lazare

Quel est le pauvre qui crève sur mon seuil pendant que je m’amuse ? J’utilise un mot grossier à dessein, parce que le texte évangélique est lui même choquant, quand on le rapporte à la culture de l’époque. Littéralement il parle d’un pauvre qui se fait «lécher par les chiens ». C’est éminemment répugnant dans l’Orient ancien. Cet évangile est scandaleux pour l’auditoire de Jésus. Quel est le pauvre qui crève sur mon seuil pendant que je m’amuse ? Quelle est celle qui vit dans la misère à mes cotés, pendant que je me distrais ?

Quels sont, non seulement les pauvres que je ne vois pas, mais les pauvres que je ne veux pas voir ? Quels sont celles et ceux alentours qui meurent dans mon indifférence ? Pas seulement physiquement, mais qui meurent de manque d’amour, qui meurent de solitude, de blessure ou de chagrin ? Mettons, si vous le voulez bien, derrière le terme de ‘pauvre’, toutes les pauvretés, celles du corps et celles de l’âme.

Ne vous est-il jamais arrivé de détourner le regard d’un pauvre ? ou détourner vos pas … Ne vous est-il jamais arrivé de vous inventer une de ces raisons que l’on invente pour ne pas donner de l’argent à ceux qui nous mendient ? … « Elle va le boire » « Il va s’acheter de la drogue » « Faut pas croire, mais ils se font du blé à mendier ... ». Sans parler de la légende urbaine du mendiant qui a refusé le sandwich qu’on lui tendait. Comme si un pauvre devait toujours manger la nourriture que d’autres choisissent pour lui …

Je l’ai fait. Il y a encore quelques jours, j’ai détourné le regard quand je me suis aperçu qu’il allait croiser celui du pauvre que je regardais. Je n’ai pas voulu que nos yeux se rencontrent. C’est un péché constant de ne pas vouloir voir les pauvres … Leur regard nous renvoient à nos propres pauvretés. Et ce n’est pas toujours plaisant.

Pire est encore celui qui se distrait pour oublier la pauvreté ; s’étourdir pour ne plus voir la souffrance. La fête devient alors une ivresse pour oublier la misère, la sienne et celle des autres. Je ne parle pas ici des célébrations d’événements joyeux de la vie – il y a des fêtes légitimes, bien sûr – je parle de ces fausses fêtes, véritables orgies alimentaires, alcooliques ou autres – surconsommations de loisirs, d’ivresses et de plaisirs, pour s’anesthésier des maux et de la souffrance alentours.

Je connais cet état d’esprit où, parce que l’on souffre soi-même, toute souffrance devient insupportable – la nôtre mais aussi celle des autres. Je sais que parfois, on n’en peut plus de voir la souffrance. Je conserve de la sympathie pour celles et ceux qui sombrent dans toutes sortes d’ivresses et d’addictions pour oublier la misère, la leur d’abord, et malheureusement aussi la misère des autres, en écho. Je garde de la tendresse pour ceux qui s’enivrent d’alcool, de sexe, de séries télés, d’internet – qui surconsomment du plaisir pour oublier la souffrance. C’est là que le Christ est venu me chercher.

Le prophète Amos est plus sévère. Il parle comme Greta Thunberg. Ils considèrent le problème sous une autre ampleur ; ils s’adressent aux dirigeants, à ceux qui sont en position d’agir. « Malheur à vous qui vivez bien tranquilles, qui vous croyez en sécurité, vautrés dans le luxe, pendant que le désastre s’abat sur le pays » ; « Malheur à vous qui profitez des avantages du pouvoir, alors que la catastrophe frappe à nos portes » … Oui malheur à celui qui préfère jouir, plutôt qu’agir ; à celle qui est en position d’aider, mais préfère s’amuser.

C’est sûr qu’en situation de crise, les profiteurs c’est mal vu. C’est avant tout la corruption du pouvoir qui est cause de malheur. Mais la corruption n’est pas que de profiter de sa position pour s’enrichir. Il y a la corruption des élites intellectuelles, qui produisent des discours négationnistes ; il y a la corruption affective, qui profite des sentiments des gens ; il y a la corruption religieuse, l’idolâtrie d’un leader, le culte du chef, voire le sentiment de toute puissance et d’intouchabilité.

« Toi, homme de Dieu, recherche la justice, la piété, la foi, la charité, la persévérance et la douceur. Mène le bon combat, celui de la foi, empare-toi de la vie éternelle ! » dit Paul à Timothée.

« Empare-toi de la vie éternelle ! » « Mène le bon combat, celui de la foi. » Quel est ce bon combat ? Et quelle est cette vie éternelle dont il faut s’emparer ? C’est de croire que l’amour triomphe de toutes les pauvretés.

Toutes les pauvretés reflètent un manque d’amour. Ça ne veut pas dire que c’est le manque d’amour qui les cause toutes. Nous sommes nés pauvres et nus, et nous serions morts si, par amour, quelqu’un ne nous avait pas nourri et soigné. Il y a une pauvreté naturelle de l’humanité. Et comme le Pape la récemment rappelé : « un linceul n’a pas de poches » ; nous n’importons rien dans la mort, sinon l’amour.

La pauvreté est toujours un creuset pour l’amour et c’est parce qu’ils reflètent notre dureté de cœur que nous ne voulons pas voir les pauvres qui nous entourent. A cet égard, ils cristallisent le commandement d’aimer de Dieu. Et c’est d’abord sur celles et ceux que nous pouvons aider mais que nous essayons de ne pas voir qu’achoppe notre refus de Dieu.

La parabole que donne le Christ est très sévère à cet égard. Elle est aussi très symbolique.

Un riche, habillé comme un prince, fait chaque jour des festins somptueux. « Ils boivent le vin à même les amphores, vautrés sur leurs divans » avait dit le prophète Amos. Un pauvre espère à sa porte recevoir les miettes de cette vie de luxe et il meurt léché par les chiens. Le riche meurt aussi, c’est notre pauvreté commune.

Le texte dit : « Le pauvre mourut, et les anges l’emportèrent auprès d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra. » C’est subtil mais l’un est au ciel l’autre retourne à la terre, à la poussière, dès la mort.

Que s’est-il passé ? Le pauvre n’a jamais perdu la foi ; il a persisté à croire, comme Dieu le lui demandait, en l’amour humain, même si, comme le Christ, il en est mort. Voilà pourquoi il est dit que des anges l’emportent aux Cieux. Le riche lui a concrètement perdu la foi en Dieu, son refus de voir la misère à sa porte et son enfermement dans l’auto-satisfaction, l’on muré dans son égoïsme. Tellement étourdi par les loisirs et les plaisirs qu’il se donne, il est devenu incapable d’aimer, quelqu’un d’autre que lui-même.

Il y a une lecture erronée de cette parabole qui pourrait penser que c’est parce qu’il a souffert, que le pauvre est au Ciel. A aucun moment le texte ne dit, ni ne laisse entendre cela. Le texte ne dit pas non plus d’ailleurs que c’est parce qu’il est riche que le riche sombre en Enfer. C’est parce qu’il a refusé de voir le pauvre à sa porte, d’être altruiste, généreux. Et Abraham lui dit  : «  Et en plus de tout cela, un grand abîme a été établi entre vous et nous, pour que ceux qui voudraient passer vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne traverse pas vers nous. » C’est fini, le fil est coupé, le riche se retrouve définitivement en Enfer, mort enfermé dans son égo.

Sans doute l’avez-vous remarqué, la parabole ne donne pas le nom du riche ; seulement celui du pauvre.

Je n’ai pas fait grand-chose d’humain en donnant à un s.d.f. de quoi manger, si je n’ai même pas pris la peine de demander son prénom.

Est-ce que comme Dieu, nous connaissons le prénom des pauvres sur notre seuil ?

Il s’appelait Lazare, ce qui signifie 'Dieu m’a aidé'.