Le premier dimanche de Carême est traditionnellement marqué par l’Evangile des tentations. Cela signifie que le Christ a dès le début de sa vie publique connu notre existence dans toute son étendue, même dans la tentation. Et les trois tentations qui sont évoquées par le récit de l’Evangile résument les trois grands domaines dans lesquels nous pouvons être tentés : la soif de richesses, de gloire et de puissance.
Mais les moines chrétiens ont très vite médité une troisième forme de tentation : celle du désespoir. Ce furent les moines du désert qui y ont pensé. C’étaient les premiers chrétiens qui avaient tout quitté pour vivre dans le désert en Egypte, en Palestine et en Syrie. Toute la journée, toute l’année, ils restaient tout seuls à combattre le démon. Car, et c’est vrai, le démon ne s’agite pas seulement dans la foule, et dans la ville. Mais il se cache surtout dans le désert de la solitude. Il suffit d’imaginer qu’il y a une coupure de courant et que nous soyons dès six heures le soir plongés dans le noir, sans télé, sans ordinateur, et pire encore sans connexion internet. Nous voilà seuls, entièrement seuls. Et c’est alors que surgissent dans notre esprit toutes sortes d’idées tristes et noires. Ce pourrait être le regret ou l’amertume devant certains échecs ou certaines blessures reçues au cours de notre vie. Ce pourrait être également la perspective de catastrophes pour nous ou pour nos proches : une maladie, un accident ou quelque chose de grave. Ce pourrait être aussi de vieilles rancunes ou de vieilles colères qui nous avons essayé de contenir ou de cacher. Tout cela surgit dans le désert de la solitude. Il y a, cachés dans les replis de notre cœur, des monstres qui sont prêts à surgir et à tout détruire, même notre propre vie.
Et c’est cela que les premiers moines en Orient ont voulu combattre dans la solitude. Et c’est cela aussi que Jésus a voulu combattre tout seul dans les premières heures de sa vie publique. Il aurait pu, comme nous le faisons parfois, ruminer les vieilles méchancetés qu’il avait subies. Tout au long de son histoire, l’humanité a trahi l’amour de Dieu pour son peuple, au Paradis terrestre avec Adam et Eve, au mont Sinaï avec le veau d’or, à Bethléem avec Hérode qui tue les petits enfants innocents. Toujours, depuis toujours, l’homme a renvoyé d’un coup sec les gestes d’amour et de tendresse que Dieu faisait à notre égard. Et Jésus aurait pu venir ici sur terre pour nous punir er pour remettre les choses en ordre. Mais il a choisi une autre voie, celle de la réconciliation et, s’il a pu le faire, c’est parce qu’il était soutenu par l’amour qu’il recevait de son Père. On le voit, dans l’Evangile de Marc, Jésus se lève très tôt le matin, alors qu’il fait encore noir, pour prier, alors qu’il vient à peine de faire quelques miracles (Mc 1, 35).
Et c’est là sans doute que le Christ nous montre la bonne route à prendre quand nous nous sentons écrasés par la solitude ou la méchanceté des gens : c’est de faire comme ce soir dans cette église. C’est de se rappeler toutes les merveilles que Dieu a faites pour nous et pour le monde. Car Dieu a fait des miracles non seulement pour le peuple d’Israël, mais aussi pour chacun d’entre nous. Et, pendant cette période de carême, c’est le moment de nous souvenir de ces petits instants dont nous n’avons jamais parlé à personne où nous avons senti la présence de Dieu dans notre vie. Alors, oui, riche de cette prière, nous pouvons nous lever et dire merci à Dieu pour tout ce qu’il nous a fait et marcher avec les autres vers le Royaume de Dieu.
Philippe Henne