Le feu sur la terre
Terrible texte que le passage d’Évangile que nous venons de lire. « Pensez-vous que je sois venu mettre la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien plutôt la division. » « Le père contre le fils, la fille contre la mère, ... » Déjà la première lecture n’était pas particulièrement joyeuse, qui racontait la tentative de faire taire par la mort le prophète Jérémie. Et que penser de la Lettre aux Hébreux qui conclut « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans votre lutte contre le péché. » [He 12, 4] ? Seul le psaume apporte à peine une lueur d’espoir : « Il m’a tiré de l’horreur du gouffre, de la vase et de la boue ; il m’a fait reprendre pied sur le roc. »
Terribles lectures donc qui nous invitent à nous pencher sur la souffrance et le désespoir ; les persécutions et le sacrifice.
Rassurez-vous, je ne vais pas prêcher la croisade, ni inciter ici quiconque au martyre. Encore moins ai-je l’intention de valoriser le dolorisme qui est au mieux une résignation à la souffrance, au pire un masochisme religieux. Nous sommes une religion de la paix, de l’amour et de la vie, et c’est essentiel.
Prêcher l’amour et la paix, la fraternité entre tous, ne nous dispense pas, cependant, de faire face à la réalité du monde qui nous entoure et qui, parfois, se montre cruel et violent. Que du contraire … « Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. » [Mt 10, 16] dit Jésus. L’image du chrétien doux comme un agneau est certes une image percutante de notre religion, mais elle reste indissociable du sacrifice sanglant auquel cet agneau est destiné. C’est précisément le contraste entre l’innocence de l’agneau et la violence du sacrifice qui est parlante. La crucifixion est centrale à notre religion.
Trop longtemps, et pendant des décennies, on a proposé un christianisme du vivre ensemble, de la fraternité joyeuse et de l’amour du prochain, jetant aux oubliettes les discours qui abordaient la souffrance, le sacrifice de soi, la violence humaine et le mal. Après le concile Vatican II, on s’est mis à proposer, presque exclusivement, un christianisme placebo où il ne fallait plus parler d’obligations, de contraintes et de dogmes, surtout pas de péché et d’enfer ; un christianisme de la douceur de vivre et de l’amour gentil.
Partout dans l’Église, s’est alors répandue l’idée éthérée d’un amour idéal qui pourrait régner entre tous, celle d’une fraternité humaine universelle et paisible. Beaucoup de chrétiens ont alors crû béatement à la possibilité d’un monde où « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » et que, finalement, « nous irons tous au paradis », comme l’a si bien caricaturé Jean Yanne dans deux de ses deux films.
L’Évangile d’aujourd’hui dément ce bel idéal d’un paradis fraternel sur Terre : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » nous dit Jésus.
Il faut dénoncer le christianisme placebo qui se voudrait comme une échappatoire à la souffrance, une protection des maux qui nous assaillent, finalement un remède pour notre monde. Les chrétiens qui pensent cela, on assumé leur religion comme opium du peuple. Pour eux, le but ultime de la religion chrétienne serait la vie paisible ici-bas, dégagée de la souffrance et du mal. Le Dieu jaloux et vengeur, le Dieu des combats de l’Ancien Testament serait bel et bien définitivement enterré, remplacé par un Jésus qui prônerait la paix sociale entre tous. Or voici qu’il dit « Je ne suis pas venu mettre la paix sur terre, mais bien plutôt la division. » (Lc 12, 49-53).
Alors, s’il ne s’agit ni d’accepter béatement le martyre, ni d’espérer tout aussi béatement la fraternité sociale universelle, de quoi parle-t-on ici ?
On parle avant tout du combat spirituel. Celles et ceux qui s’engagent dans ce beau combat savent à quel point il est difficile, à mesure d’ailleurs que l’on se donne à l’amour ; que chercher à aimer le monde avec une intensité croissante, c’est s’apprêter à de grandes souffrances à mesure que cet amour sera blessé. On souffre bien plus du manque d’amour d’un proche que de celui d’un ennemi lointain. L’amour, à mesure qu’il est intense, s’affronte intensément au mal, à la violence et au mépris entre nous.
La violence de Dieu – la violence de l’Amour divin – n’est pas celle d’un Jupiter qui nous frapperait pour nous punir dès que nous lui déplaisons. La violence de Dieu est plutôt celle qui transperce le cœur de Marie au pied de la Croix, quand elle voit son propre fils agoniser sous ses yeux. La violence de Dieu, ce sont les larmes qui nous viennent face au mal. La violence de Dieu, c’est le chagrin d’un cœur blessé. La violence de Dieu, c’est la violence de l’amour qui, en nous, se trouve crucifié.
La vie spirituelle chrétienne n’est pas la quête d’un nirvana, d’une paix illusoire en ce monde. « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! »
Nous n’échapperons ni à la violence, ni au mépris, ni à la mort. Nous n’échapperons pas hélas, aux manques d’amours qui quotidiennement défigurent le monde. Que ce soit du fait d’autrui ou, ce qui est pire, de notre propre fait. Nous n’échapperons pas à la souffrance de voir quotidiennement, ici-bas, l’amour blessé.
Il faut enterrer l’idée d’une vie terrestre où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Il faut arrêter de promouvoir ce christianisme placebo qui ne cherche qu’un illusoire « vivre ensemble » paisible. Notre religion est celle de l’incarnation de l’amour divin et cet amour, à mesure qu’il s’incarne, autant il nous comble et nous réjouit qu’il s’affronte en nous douloureusement à la souffrance et au mal.
La paix que nous cherchons n’est pas une paix béate qui rejette la souffrance mais une paix bien plus profonde qui nous permet d’affronter toute souffrance et de la transcender. C’est le sens du verset particulièrement sévère de la Lettre aux Hébreux : « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans votre lutte contre le péché. » [He 12, 4]. Ce n’est pas un appel au martyre, c’est une mesure de l’amour inouï auquel nous sommes appelés : celui qui donne la paix, malgré que le cœur saigne.