Deuxième dimanche de Carême

Temps liturgique: Temps du Carême
Année liturgique: B
Date : 25 février 2024
Auteur: André Wénin

 « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?
Il n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous :
comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ?»
(Lettre aux Romains 8,31-32)

Le test d’Abraham (Genèse 22,1-2.9-13.15-18)

Au lieu de la charpie à laquelle le découpage liturgique a réduit ce texte, je me permets de donner une traduction intégrale de Gn 22,1-19 (et, comme de coutume, plus littérale).

Après ces événements, Dieu testa Abraham et lui dit : « Abraham », et il dit : « Me voici ». Et il dit : « Je te prie, prends ton fils, ton uni(que), que tu aimes, Isaac, et va-t’en vers le pays du Morîyâh et fais-le monter là pour un holocauste sur une des montagnes que je te dirai ». Et tôt matin, Abraham sella son âne et il prit ses deux garçons avec lui, et Isaac son fils, et il fendit des bois d’holocauste, et il se leva et alla au lieu que Dieu lui avait dit. Le troisième jour, Abraham leva les yeux et vit le lieu de loin. Et Abraham dit à ses garçons : « Demeurez ici, vous avec l’âne ; et moi et le garçon, nous voulons aller jusque-là pour nous prosterner puis revenir vers vous ». Et Abraham prit les bois de l’holocauste et les plaça sur Isaac son fils, et il prit dans sa main le feu et le couteau, et ils allèrent eux deux uniment. Et Isaac dit à Abraham son père, et il dit : « Mon père », et il dit : « Me voici, mon fils », et il dit : « Voici le feu et les bois, mais où est l’agneau d’holocauste ? » Et Abraham dit : « Dieu verra pour lui l’agneau d’holocauste, mon fils. » Et ils allèrent eux deux uniment. Et ils arrivèrent au lieu que Dieu lui avait dit, et Abraham érigea là l’autel et il disposa les bois et il lia Isaac son fils et le plaça sur l’autel par-dessus les bois. Et Abraham étendit la main et il prit le couteau pour immoler son fils. Et le messager du Seigneur l’appela du ciel et dit : « Abraham, Abraham », et il dit : « Me voici ». Et il dit : « N’étends pas ta main sur le garçon et ne lui fais rien. Oui, maintenant je sais que tu crains Dieu : tu n’as pas épargné ton fils, ton uni(que), loin de moi. » Et Abraham leva les yeux et vit, et voici un bélier, derrière, attrapé dans le fourré par ses cornes. Et Abraham alla et il prit le bélier et le fit monter pour un holocauste à la place de son fils. Et Abraham appela le nom de ce lieu « le Seigneur voit » qui est dit aujourd’hui « sur une montagne, le Seigneur est vu ». Et le messager du Seigneur appela Abraham une seconde fois du ciel et il dit : « Par moi, j’en fais serment – oracle du Seigneur : Oui ! Puisque tu as fait cette chose et que tu n’as pas épargné ton fils, ton uni(que), oui ! Bénir je te bénirai et multiplier je multiplierai ta descendance comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est au bord de la mer, et ta descendance prendra possession de la porte de ses ennemis, et en ta descendance toutes les nations de la terre se béniront (mutuellement), parce que tu as écouté ma voix ». Et Abraham revint vers ses garçons, et ils se levèrent et ils allèrent uniment vers Beér-Shèva et Abraham demeura à Beér-Shèva [= puits du serment].

Cet épisode est le sommet de l’histoire d’Abraham, le point culminant de la relation entre Dieu et lui. Au cœur de la scène, en effet, on assiste à un échange de regard entre eux deux : c’est le verset 14, censuré dans la version liturgique ! « Le Seigneur voit », dit Abraham en nommant le lieu où il a offert le bélier en holocauste[1] ; « le Seigneur est vu » d’Abraham sur la montagne, ajoute le conteur. Le patriarche et Dieu sont comme dans un face à face, signe d’une relation menée à son accomplissement. Mais qu’est-ce qui permet ce moment unique dans l’histoire du patriarche ? Pour le comprendre, il faut considérer qui est Isaac, le fils à la fois « unique et uni » à Abraham par l’amour.

Dans le récit de la Genèse, Isaac naît dans le cadre de l’alliance entre Dieu et Abraham, et c’est avec lui que cette alliance se poursuivra. Sa naissance est annoncée deux fois dans un cadre qui n’est autre que l’alliance. La première fois (en 17,16-21), c’est à Abraham que Dieu l’annonce, quand il lui propose de conclure une alliance dont le signe est la circoncision – un signe qu’il faut consentir à un manque pour être capable d’alliance. La seconde fois (en 18,9-15), l’annonce s’adresse à Sarah à travers Abraham, dans le cadre du repas que tous deux offrent aux trois hommes que le patriarche a invités à s’arrêter chez lui – un repas qui est aussi un signe d’alliance. Ainsi donc, Isaac est un don qui consacre l’alliance entre Dieu et le couple d’Abraham et Sarah.

Or, faire un don, un cadeau, cela soulève une question pratique : comment va-t-il être reçu ? Il peut être considéré de deux façons : ou comme un bien qui passe d’une personne à une autre (le jouet que la marraine apporte devient la chose de l’enfant), ou aussi comme un signe que le donateur adresse à celui à qui il fait le cadeau (l’affection que la marraine manifeste à l’enfant au moyen de ce cadeau). Si Isaac est un don que Dieu fait à Abraham, la question se pose de savoir comment ce dernier va agir avec lui. Il est là, le test dont le texte parle au début. Dieu formalise dans un ordre le test auquel le don d’Isaac soumet de facto Abraham : la façon de le recevoir va révéler comment le patriarche considère son fils. (Un test est un dispositif que l’on met en place pour apprendre quelque chose que l’on ignore : « Maintenant je sais », dira Dieu une fois le test terminé.)

Or, l’ordre que Dieu donne à Abraham est ambigu. Il peut être compris en deux sens. Le premier correspond à ce qu’on lit dans toutes les traductions : prends ton fils bien-aimé et va, fais-le monter (c’est-à-dire offre-le) en holocaustesur une montagne… Le second sens possible est celui-ci : fais-le monter sur une montagne pour offrir un holocauste en sa compagnie.

Si Abraham opte pour ce second sens, l’holocauste d’un animal manifestera sa reconnaissance envers Dieu pour le don qu’il lui a fait d’Isaac, et il gardera son fils uni à lui. S’il opte pour le premier sens et se dispose, au moyen de l’holocauste, à rendre son fils bien-aimé au dieu vivant qui le lui a donné, il fera d’Isaac un signe d’alliance toute en renonçant à le retenir à lui. Ainsi le test que représente le don d’Isaac va faire apparaître où Abraham en est dans sa relation avec Dieu et avec son fils. Avec Dieu, soit il entrera dans une alliance réciproque par un contre-don qui la scelle définitivement, soit il lui exprimera simplement sa gratitude. Avec Isaac, ou bien il le laissera aller vers le dieu qui veut l’humain vivant et libre ; ou bien il « l’épargnera », au sens – économique – où il le gardera à ses côtés en vue d’un futur toujours incertain. En répétant l’ordre « Va-t’en » par lequel au tout début de son histoire, le Seigneur demandait à Abraham de quitter la maison de son père (12,2), il pourrait lui suggérer que ce qu’il attend, c’est qu’il laisse son fils aller vers la destinée que Dieu lui réserve…

Qu’attend donc Dieu d’Abraham ? Tout au long de la description qui va du départ jusqu’à la construction de l’autel sur lequel les bois sont disposés, il est impossible de savoir ce qu’Abraham va faire. Les indices sont contradictoires, en effet. Par exemple, au départ, Abraham ne prend pas d’ani­mal à sacrifier, puis il place les bois sur le dos d’Isaac : cela donne à penser qu’il s’apprête à l’offrir en holocauste. Mais quand il s’adresse aux serviteurs au moment de les quitter et à Isaac pendant qu’ils montent sur la montagne, on a le sentiment inverse : ils reviendront tous les deux, dit-il avec calme et sérénité, Dieu pourvoira une bête à offrir… L’indétermination du récit cherche à traduire pour le lecteur l’indécision du personnage lui-même, au cours des trois jours du voyage et de l’ascension en compagnie d’Isaac. Mais une fois l’autel construit, Abraham doit se décider, et lorsqu’il lie Isaac, on comprend qu’il a fait le choix le plus exigeant : ne pas garder pour lui le fils que Dieu lui a donné. Mais à ce moment, le tempo du récit ralentit, jusqu’à détailler le geste de tendre la main pour saisir le couteau en vue d’immoler le fils. Par ce procédé, le conteur cherche à faire sentir que, jusqu’au bout, Abraham espère ne pas devoir commettre l’irréparable qu’il s’apprête pourtant à commettre… Mais, il n’est pas absorbé dans son geste tragique et reste attentif à un signe d’en haut. C’est pourquoi, dès que le messager divin l’appelle avec empressement, Abraham répond présent sans hésiter.

En réalité, à ce moment, Dieu en sait assez : ce n’est en aucun cas la mort d’Isaac qu’il veut ! Il sait ce qu’il voulait savoir : Abraham « craint Dieu », il est ajusté à lui dans l’alliance. En effet, précise-t-il, « tu n’as pas épargné ton fils, ton unique, loin de moi ». De la sorte, par son choix, Abraham a révélé qui il est : à la fois un croyant ouvert à Dieu dans la confiance et prêt à l’échange avec lui, et un père qui sait que le fils bien-aimé n’est pas sa propriété et qui consent donc à la séparation qui fait de lui un être libre. Un silence dans la dernière phrase de l’épisode le dit à sa façon : Abraham descend vers ses « garçons » (serviteurs) et ils s’en « vont uniment », comme lui et Isaac « allaient uniment » en montant sur la montagne. Mais ici, Isaac n’est pas nommé, signe que, désormais, il est détaché de son père. Faute d’avoir servi à immoler Isaac, le couteau aura servi à trancher le lien par lequel son père liait à lui son fils unique et bien-aimé.

Abraham s’est donc montré disposé à obéir à l’ordre divin dans son sens le plus radical, mais le messager divin a interrompu son geste : le Seigneur ne veut pas la mort du fils. Libéré du poids que l’ordre divin faisait peser sur lui, Abraham peut regarder ailleurs que vers son fils ou vers le ciel. Il voit alors un bélier empêtré dans un fourré par ses cornes, il le prend et exécute l’ordre de Dieu dans son second sens : avec Isaac, il offre ce bélier en holocauste « à la place » de son fils, c’est-à-dire sur l’autel où il avait d’abord placé Isaac. Avec ce dernier, il avait parlé d’un agneau, l’animal « fils ». Mais c’est l’animal « père », un bélier, qu’il sacrifie, montrant qu’il renonce bel et bien à la paternité comme mainmise sur le fils, comme emprise sur lui. Alors survient l’échange de regard entre Abraham et le Seigneur, échange que l’alliance rend possible et dont le nom de l’endroit témoignera. La seconde parole du messager manifestera la fécondité débordante qui jaillit de cette alliance rendue possible, parce qu’Abraham ne s’est pas dérobé à la parole de l’Autre.

Transfiguration (Marc 9,2-10)

En ce temps-là, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean, et les emmena, eux seuls, à l’écart sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux. Ses vêtements devinrent resplendissants, d’une blancheur telle que personne sur terre ne peut obtenir une blancheur pareille. Élie leur apparut avec Moïse, et tous deux s’entretenaient avec Jésus. Pierre alors prend la parole et dit à Jésus : « Rabbi, il est bon que nous soyons ici ! Dressons donc trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. » De fait, Pierre ne savait que dire, tant leur frayeur était grande. Survint une nuée qui les couvrit de son ombre, et de la nuée une voix se fit entendre : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le ! » Soudain, regardant tout autour, ils ne virent plus que Jésus seul avec eux. Ils descendirent de la montagne, et Jésus leur ordonna de ne raconter à personne ce qu’ils avaient vu, avant que le Fils de l’humain soit ressuscité d’entre les morts. Et ils restèrent fermement attachés à cette parole, tout en se demandant entre eux ce que voulait dire « ressusciter d’entre les morts ».

Une autre scène sur la montagne. Cette fois avec Moïse et Élie, la Loi et les Prophètes, entourant Jésus et témoignant de la vérité de ce que dit la Voix venue de la nuée. Sur la montagne, Moïse a été témoin de la présence de Dieu dans les signes grandioses : la nuée, le tremblement de terre, le feu (Exode 19). Sur la même montagne, Élie a appris que le Seigneur n’est pas dans le vent, le tremblement de terre ou le feu, mais dans la « voix d’un fin silence » (1 Rois 19). Sur la même montagne « théologique », Moïse et Élie sont témoins que Dieu se manifeste dans le Fils bien-aimé et fait entendre sa parole à travers lui. Présents à la scène eux aussi, les trois disciples ne pourront en témoigner qu’après la résurrection, c’est-à-dire aussi après la croix, signe ultime d’un dieu qui se dit dans le juste humilié, dans le serviteur qui s’interpose pour que le mal n’ait pas le dernier mot. C’est ce juste que Dieu approuvera lumineusement en le relevant de la mort.

[1] L’holocauste est un type de sacrifice où la victime tout entière (holos) est brûlée (kauô), c’est-à-dire offerte totalement à la divinité, puisqu’il n’en reste rien, ni pour les offrants, ni pour les prêtres.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin