Il y a une dizaine d'années, lorsque j'étais responsable de l'accueil des candidats à la vie dominicaine, je reçus un jour un beau spécimen. Il avait la quarantaine et il voulait entrer dans l'Ordre. Après quelques minutes, je découvris qu'il était déjà père de deux enfants. Je lui rappelai qu'il fallait que ces enfants soient majeurs et puissent subvenir à leurs propres besoins avant qu'il puisse envisager une vie religieuse consacrée. Vint ensuite la question de l'épouse. « Ce n'est pas un problème », me dit-il, « je la mettrai dans un couvent ». Nous avons alors poursuivi notre conversation lorsqu'il m'annonça qu'il n'était pas question qu'il se sépare de son chien. Sa femme et ses enfants, d'accord mais surtout pas le chien. Il me proposa d'installer le chien dans un mobilhome qu'il laisserait à côté du couvent. Comme je lui fis savoir que cela n'était pas possible, il me dit qu'il chercherait une congrégation plus ouverte aux animaux... Cet homme voulait tout avoir en même temps, le beurre, l'argent du beurre et peut-être également le sourire de la crémière.
Honnêtement, au-delà de la situation rocambolesque que je viens de vous raconter, n'agissons-nous pas aussi parfois de la même manière vis-à-vis de Dieu ? Ne voulons-nous pas tout avoir en même temps : une liberté totale et un Dieu tout-puissant ? Oui, une liberté totale où nous pouvons vivre notre vie comme nous l'entendons, où Dieu nous laisse conduire nos existences au gré de nos propres désirs. Une liberté totale même si nous avons bien évidemment conscience que l'exercice de notre liberté est limité et que la liberté signifie non pas faire ce que l'on veut mais plutôt vouloir ce que l'on fait. La liberté humaine se caractérise donc par notre capacité à opérer des choix. Le choix donne ainsi toute sa dignité à notre liberté et dans la mesure du possible, nous souhaitons nous trouver devant la plus grande variété possible. Tout cela est tout à fait compréhensible car, dans nos vies, la liberté est à chérir puisqu'elle est le moteur à partir duquel nous pouvons exercer notre pouvoir de co-création. Le Père nous l'a confié pour conduire notre humanité à son achèvement. Nous sommes donc ajustés à la volonté divine lorsque nous mettons la liberté au c½ur de nos vies. Et en même temps, face à l'injustice de la souffrance, nous souhaiterions, à l'instar des deux récits que nous venons d'entendre, que Dieu intervienne dans le cours des événements, qu'il transforme la réalité à laquelle nous sommes confrontés lorsque celle-ci nous semble trop lourde, trop difficile, voire trop injuste. Tout comme ces deux femmes, il n'y a rien de pire que de perdre un enfant et nous aimerions tant qu'un miracle puisse s'accomplir pour ramener l'être aimé à la vie comme le firent Elie et Jésus. Il est vrai que dans la vie nous sommes confrontés à l'injustice de la souffrance ou de la maladie. C'est injuste et pourtant, tant mieux qu'il en soit ainsi car ce serait tellement pire si c'était juste. C'est justement parce que la souffrance est injuste que l'être humain se révolte contre celle-ci. Il développe alors des sentiments de compassion, d'empathie, de tendresse pour accompagner l'être en souffrance. Si la souffrance était juste, je pense que nous vivrions dans un monde plus injuste encore. En effet, si la souffrance est juste, elle est méritée. L'être humain considérera la personne responsable de ses souffrances puisque ces dernières sont justes, donc justifiées. Elles sont les conséquences de ses actions. En poussant cette logique à son paroxysme, nous assisterions à l'élimination de tout système de solidarité entre nous. Pourquoi devoir payer pour celles et ceux qui sont en faute. Nous entrerons de la sorte dans une société intolérante, inhumaine où il n'y aurait plus de place pour l'attention à l'autre. C'est donc bien l'injustice de la souffrance qui nous bouleverse et nous conduit à accompagner et à soutenir celles et ceux confrontés à cette situation par nos regards de réconforts, par nos paroles de douceurs, par nos caresses de tendresse. A l'instar d'Elie et du Fils de Dieu, laissons-nous émouvoir par les réalités de la vie et accompagnons dans la finesse de l'amour celles et ceux qui traversent certaines épreuves. Etre libres, comme nous le sommes aujourd'hui, a donc un prix, celui de devenir nous-mêmes la toute puissance de Dieu à l'½uvre au c½ur de notre humanité.
Amen