QUI PERD GAGNE
Chaque fois que Jésus arrive à un moment essentiel de sa vie, saint Luc nous le montre en prière. Car il ne s'agit pas pour lui de foncer n'importe comment en multipliant les activités, ni, avec ses disciples, de prendre une décision à la majorité. Une seule chose compte : accomplir exactement la mission que son Père lui a confiée. Qu'est-ce qu'il veut ? Que dois-je faire, moi, son Fils, pour lui être fidèle, pour réaliser son projet de sauver l'humanité du mal ?
" Un jour, Jésus priait à l'écart" :
en commençant par ces mots, l'évangile de ce dimanche souligne la gravité de l'instant. Jésus s'est à nouveau retiré dans la solitude, il a écouté son Père, il a médité les Ecritures, il a compris, il a pris une décision et il veut en faire part à ses amis.
De retour près des disciples, il leur demande ce que les gens pensent de lui : "Tu serais comme Jean-Baptiste ou un autre prophète". Il les accule non à répéter simplement les bruits qui courent à son sujet mais à se prononcer eux-mêmes :
" Et vous, que dites-vous que je suis ?".
Car la foi n'est pas de colporter un on-dit, de répéter une leçon apprise des parents ou du catéchisme, de se conformer aux modes : il faut confesser la conviction à laquelle on est soi-même arrivé de manière personnelle.
Impulsif comme toujours, le brave Pierre lance le premier :
" Tu es le Messie de Dieu".
Donc je crois que tu es plus qu'un prophète, un sage, un guérisseur : tu es l'ultime envoyé de Dieu pour sauver le peuple, tu es le Messie annoncé par les Ecritures.
Jésus doit être heureux qu'enfin, après des mois, son groupe de disciples soit parvenu à cette foi ! Mais là-dessus il va leur livrer un enseignement auquel ils ne s'attendent absolument pas et qui va les renverser.
D'abord il leur interdit de répandre cette découverte. Pourquoi ? Parce que ce titre de Messie ne peut être compris par les gens que comme celui d'un meneur révolutionnaire qui va appeler au soulèvement afin de chasser les envahisseurs et retrouver l'indépendance nationale. Or Jésus s'est toujours démarqué de tout emploi de la violence armée.
Ensuite, il annonce son destin paradoxal :
"Il faut que le Fils de l'homme souffre beaucoup,
qu'il soit rejeté par les anciens, les chefs de prêtres et les scribes, qu'il soit tué . . . mais que, le 3ème jour, il ressuscite".
Coup de tonnerre ! Le Messie tué par les plus hautes autorités religieuses ??? Incroyable !
C'est pourtant ce qui arrivera. Et il n'était pas besoin d'être un grand prophète pour le prévoir. Depuis qu'il circule en annonçant le Royaume de Dieu, en guérissant et en offrant le pardon aux pécheurs,
Jésus se sait espionné par les religieux. S'il monte dans la capitale en gardant le même comportement et en osant dénoncer les dérives d'une religion qui s'est figée dans le légalisme, l'hypocrisie, le rejet des pauvres tout en se rassurant par la pratique routinière de rites, Jésus ne peut ignorer ce qu'il risque : rien moins que la mort. Mais, et là est son espérance et sa certitude, il ne doute pas que s'il accomplit exactement la mission de son Père, celui-ci ne l'abandonnera jamais et il le sauvera. Toutefois il faudra passer par l'horreur.
Ce n'est pas fini : 2ème coup de tonnerre pour les disciples. Jésus enchaîne :
" Celui qui veut marcher à ma suite, qu'il renonce à lui-même, qu'il prenne sa croix, chaque jour, et qu'il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi, la sauvera".
Jésus n'impose rien, il propose, il invite les libertés à se joindre à la sienne et à prendre le même chemin. Si quelqu'un veut être un vrai disciple (pas seulement de tradition), il doit renoncer à sa tranquillité et ses opinions toutes faites pour accepter le programme de Jésus. Il devra même "prendre sa croix...chaque jour !". Ce qui ne signifie pas qu'il faut se résigner aux accidents de la vie ni encore moins s'infliger des peines et chercher des souffrances. La croix était un châtiment infligé par le pouvoir qui se croyait outragé et il était de coutume que le condamné porte l'instrument de son supplice jusqu'au lieu de sa mort - comme on le voit dans le récit de la Passion.
Donc, pour un disciple, "porter sa croix" c'est subir la réaction que lui valent sa foi, ses attitudes, sa contestation de choses inacceptables. Jésus n'est pas allé vers la souffrance et la mort parce que c'était le prix à payer pour calmer la colère de Dieu. Il est allé défier les maîtres du Temple à Jérusalem parce que, contrairement à ce qu'ils croyaient, ils étaient infidèles profondément à la Volonté du Père et qu'il fallait tenter de les convertir. Cette falsification de la religion était pour Jésus infiniment plus grave que l'occupation du pays par les troupes romaines. La vérité de la foi vécue - donc la révélation du vrai Dieu- est l'enjeu principal de la mission de Jésus : il le payera de sa vie. A Gethsémani, plein d'effroi, il sera tenté de demander à son Père de le sauver... mais il assumera la Passion nécessaire. Sur la croix, des gens lui lanceront : " Si tu es le Fils de Dieu, descends, sauve-toi toi-même et nous croirons". Il refusera, il ne descendra pas et il s'offrira pour ceux-là même qui le bafouent et le trahissent. Ayant donné sa vie et accepté que son Père le sauve, il réussira.
Il n'y a pas d'autre chemin, et aujourd'hui encore Jésus nous répète :
" Si tu écoutes la foule, si tu cherches à sauver ta vie par les moyens prônés par ta société, je te préviens, tu la perdras. Si tu me donnes ta vie, si tu la risques pour l'Evangile, si tu es prêt à tout perdre, tu gagneras".
On le comprend : impossible d'obéir à cette injonction sans que le disciple, à son tour, ne se mette à prier. Beaucoup. Longtemps. Sans arrêt.