Le monde n'est pas parfait : il y a des « bugs » et tout ne va pas bien. Il y a les wallons et les flamands bien sûr mais il y a aussi les anglais et les écossais, les basques et les catalans, les corses et les parisiens, c'est mieux que les serbes et les croates, que les hutus et les tutsis. Mais comment comprendre ces oppositions, ce qui parasite la communication ? Comment comprendre surtout les crises majeures, quand il semble falloir choisir, comme entre le bien et le mal, les gentils et les méchants ?
Dans peu de temps vont commencer les Jeux Olympiques en Chine et le marché des médias sera peut être encombré d'un déferlement de produits culturels chinois, du genre le « Yin et le Yang ». Ce fameux couple d'opposés, sinon d'opposants, ce couple dialectique serait-il de quelque intérêt pour mieux comprendre les oppositions ? Ne faut-il pas qu'il ait des perdants pour qu'il y ait des gagnants, des progressistes pour qu'il y ait des conservateurs de leurs innovations, des petits pour qu'il y ait des grands, des femmes pour qu'il y ait des hommes ? Comment comprendre la parabole du bon grain et de l'ivraie ? L'ivraie ici et le bon grain par là ? Ou bien le bon grain et l'ivraie seraient-ils en chacun de nous, grandissant indissociablement en tout ce que nous faisons ? Dans ce cas, il n'y a pas le bien d'un côté et le mal de l'autre, mais deux pôles complémentaires, d'une même réalité. Impossible de les séparer, même en se donnant du temps.
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Cette perspective bipolaire ne manque pas d'intérêt mais me semble loin des paroles de Jésus.
Les cathares, jadis, opposaient radicalement le bien et le mal. Ils étaient dualistes au sens où tout pouvait se classer en deux camps symétriques et opposés, la matière et l'esprit, la matière du côté du mal, l'esprit du côté du bien, avec deux dieux, le dieu du mal et le dieu du bien. Entre les deux, il fallait choisir. Dans la perspective du yin et du yang, il n'y a pas à choisir mais à réconcilier.
Mais peut-on réconcilier le bon grain et l'ivraie ? Je comprends bien qu'il faut qu'il y ait des gros pour qu'il y ait des maigres, des vieux pour qu'il y ait des jeunes mais faut-il qu'il y ait des pauvres pour qu'il y ait des riches, des pécheurs pour qu'il y ait des saints, des victimes pour qu'il y ait des tueurs, des Ingrid Bétancourt pour qu'il y ait des FARC, des millions de déplacés au Darfour pour qu'un président soit inculpé de crimes contre l'humanité ?
Il est-il vrai d'affirmer comme Lévinas que « nous sommes tous coupables ? » Coupables d'Auschwitz, coupables du Rwanda hier, coupables du Darfour aujourd'hui ? Marie était-elle coupable de la croix ? Pierre n'a-t-il pas utilisé son épée ? N'y a-t-il pas de vrais bons et de vrais méchants ? Prétendre se passer de cette distinction, n'est-ce pas choisir de vivre indifférent, anesthésié, sans aucune indignation face à l'inacceptable ?
La parabole de Jésus ne nous dit pas que l'ivraie sera toujours au contact du bon grain. Elle ne nous dit pas de cesser de distinguer. Elle nous parle d'un délai. Ce qui ne peut être accepté ne peut pas durer. Il y a un temps à tout. Mais ce temps ne nous appartient pas. Il y a une souffrance des victimes et il y a une patience de Dieu. Souffrance, patience. Un patient, dans le langage médical, c'est quelqu'un qui souffre. Dieu souffre de patienter, il souffre en chacune des victimes comme il l'a définitivement montré en Jésus crucifié. Il fait corps avec tous ceux qui sont éprouvés. Mais il patiente. Mystère difficilement compréhensible auquel la parabole ne répond pas, qu'elle se contente de situer, de délimiter, comme une question à laquelle on n'a pas de réponse mais que l'on essaie tout au moins de bien formuler.
L'ennemi a semé le mauvais grain. Il y a un ennemi. Entre parenthèses il faut bien avoir des ennemis si l'on veut les aimer ! Mais ils ne cessent pas d'être des ennemis. On ne dit pas que Pilate ni Caïphe aient jamais rencontré le Ressuscité qu'ils avaient fait torturer.
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Mystère du temps, d'un temps qui se prolonge mais qui ne durera pas toujours.
Mystère de ce qui est petit, négligeable, sans rayonnement ni pouvoir. Mystère de la semence minuscule qui devient un grand arbre. On début, il faut y croire. Du nouveau est là, qui grandit au c½ur du monde. Quelque chose qui ne se voit pas, dont on ne parle pas... Quelque chose qui est ignoré, consciemment ou inconsciemment, et cela est germe d'avenir. Le Royaume de Dieu est comme une semence d'arbre, rien à voir avec la poudre aux yeux.
Mystère donc de ce qui est caché, enfoui, que l'on ne voit pas mais qui agit, à l'abri des médias, plus réel encore que ce que l'on voit. Mystère de la levure qui fait lever la pâte entière. Il ne faut pas opposer la levure et la pâte : les deux sont solidaires et formeront le pain que l'on mangera demain.
En conclusion, je vous rappelle le mot terrible de Loisy : « Jésus annonçait le Royaume, et c'est l'Eglise qui est venue ». L'Eglise annonce le Royaume, dont elle est signe, sacrement, avec lequel elle ne s'identifie pas. Surtout Jésus a annoncé le Royaume, comme quelque chose de discret, de caché, de minuscule qui grandit, comme une minorité active dans le béton du monde, pour l'aérer, l'alléger, le faire respirer. Mais ce Royaume, dans l'Eglise comme ailleurs, rencontre des oppositions, des contrefaçons, des produits parasites. Il faut savoir discerner, ouvrir l'½il, être patient.
Même si cela nous paraît parfois insupportablement long. Le jour viendra où Dieu se manifestera et, finalement, fera le tri. Permettez-moi de conclure cette méditation avec cette prière très ancienne : « Que vienne ta grâce et que ce monde passe ! »