Avez-vous remarqué qu'on parle beaucoup de nourriture dans les textes de ce dimanche de carême ? C'est curieux, en ce temps où on insiste beaucoup sur le jeûne. Le serpent inspire à Eve de prendre le fruit savoureux de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, et, dans l'évangile, le démon tente Jésus en lui proposant de changer les pierres en pain. Le carême, ce ne serait donc qu'une affaire de nourriture à éviter ? Nous savons tous comment une vision étriquée de ce temps liturgique a compris l'effort de conversion en termes d'abstinence et de privation de nourritures. Or, est-ce bien à cela que nous invite Jésus dans l'évangile quand il répond au démon : " Ce n'est pas seulement de pain que l'homme doit vivre,mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu " ?
Il y a quelques années, lorsque j'étais étudiant à Namur et plus vertueux qu'aujourd'hui, je m'étais décidé, le mercredi des cendres, à bien marqué la privation de nourriture. Quelle ne fut pas ma surprise le soir, en rentrant de la messe des cendres, de trouver devant la porte de mon kot, un petit sachet rempli de... délicieuses et savoureuses pâtisseries ! Je ne savais que faire devant cette tentation bien agréable. Les mettre à la poubelle ?, je ne pouvais commettre un tel gaspillage. Les laisser pour le lendemain ? Les gosettes et autres " merveilleux " auraient été secs. Or, j'avais faim. Je les ai dévorés avec plaisir. Mais le lendemain, je me suis dit : " Tes voisins de chambre auraient sûrement aimé avoir une part des pâtisseries qui t'ont été offertes anonymement. A rompre le jeûne, il aurait été préférable de les partager ".
Chaque année, en commençant ce temps de préparation aux fêtes de Pâques, il est bon de nous mettre en garde contre une façon trop ritualiste ou trop extérieure de vivre notre foi. La tentation suprême n'est-elle pas de se méprendre sur la Parole de Dieu, de la transformer en un code d'interdictions et de lois. C'est cette perversion de la Parole de Dieu en interdiction que nous lisons dans la première lecture de ce jour. Le serpent insinue : " Dieu a dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du Jardin ". Or, Dieu dit juste le contraire : " Tu peux manger de tous les arbres du Jardin ", mais avec des conséquences différentes. Dieu ne dit pas : " Ne mange pas de ce fruit, autrement tu seras puni ", il dit : " Ne mange pas de ce fruit, autrement tu mourras ". Ce n'est pas un ordre, c'est l'avertissement d'un destin librement choisi dans un sens ou dans un autre. Il ne s'agit pas pour Adam et Eve d'une simple désobéissance, il s'agit de l'inattention à la communion vivante avec le Père, du tarissement de la soif de sa présence, de son amour qui est la vie, car à l'autre pôle se pose la mort.
L'homme au moment de la tentation se représente Dieu comme une autorité qui dicte ses ordres et exige une obéissance aveugle. Or Dieu est un Père qui veut la vie de ses enfants, vie qui est communion entre eux et avec lui. S'il y a un péché originel qui conduit à la mort, c'est celui de pervertir l'image de Dieu : ne plus le voir comme un Père, mais comme un tyran ou un espion céleste qui épie mes moindres manquements à ses lois.
Dans l'évangile que nous avons entendu, Jésus résiste aux séductions du Tentateur parce qu'il sait qu'il est le Fils bien-aimé du Père. Il connaît Dieu et il le révèle comme un Père. Il ne se laisse pas abusé par le démon qui lui inspire de se jeter du haut du Temple pour voir si Dieu le sauvera. Sachant que Dieu est Père et qu'il veut la vie et le bonheur de tous ses enfants, Jésus a appris que la véritable autorité est service. Ainsi, lors de la troisième tentation, il peut refuser le piège de la puissance à son profit et aux détriments des hommes. Dominer, c'est se sentir dieu, avoir des ennemis, c'est rendre les autres responsables de son angoisse " C'est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, et c'est lui seul que tu adoreras ", répond Jésus au démon. La véritable autorité refuse la tentation d'avoir besoin d'esclaves ou d'ennemis. Elle refuse la fascination des masses par des pseudo prodiges. L'autorité messianique de Jésus est le pouvoir de pardonner les péchés et de guérir et sauver. Tout est intériorisé, la Loi et les prophètes se réduisent au commandement de l'amour. Nous voilà ramenés au c½ur même de notre vie chrétienne, et donc au c½ur même de ce que le temps du carême nous invite à vivre avec une générosité sans cesse renouvelée.
Nous rapprocher de Dieu par la prière et nous rapprocher de nos frères par le service ne font plus qu'un. Un grand spirituel a donné une belle image du salut sous la forme d'un cercle. Le centre en est Dieu et tous les hommes se trouvent à la circonférence. Plus on se rapproche du centre - Dieu -, plus les rayons du cercle, le prochain, se rapprochent les uns des autres.
Les lectures de ce jour suggèrent bien ce qu'est le carême : jeûner, mais non uniquement de la nourriture du corps, mais aussi de l'alourdissement de l'âme, afin que nous ne vivions pas seulement de pain (d'images, de bruits, d'excitations de toutes sortes), mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Jeûner, oui, mais du désir de pervertir l'image de Dieu Père, de le parodier subtilement ou grotesquement. Jeûner, oui, mais du désir de dominer et de condamner mon frère. Jeûner, oui, mais pour atteindre la vraie liberté.