Pourquoi donc chaque année la liturgie nous remet-elle en mémoire, au début du Carême, ce récit dit de la tentation ou des tentations du Christ au début de sa vie active ? Certes j'aurais pu faire remarquer que Jésus, fils d'homme, est sensible comme nous aux divers attraits de la vie courante, que nous pouvons donc y reconnaître notre propre réalité où tous nous sommes aussi attirés par la satisfaction immédiate et égoïste, par l'accumulation de biens, des avoirs en quantité, et par le désir de nous ériger en maîtres de notre propre vie. Mais il m'apparaît évident que cet événement décrit par les évangiles - et dont personne en fait n'a été témoin - (récit symbolique) va plus en profondeur : il nous invite à opérer, comme l'a fait le Christ, un choix, une orientation de vie et ainsi de réaffirmer notre foi : bref de choisir et re-choisir Dieu.
Ce n'est pas pour rien que l'Esprit conduit Jésus au moment de ces tentations, ou plutôt de ces épreuves de sa foi. Elles sont en fait une provocation au doute. Ce doute est salutaire parce qu'il oblige à répondre et à prendre position, et à le faire librement et personnellement. L'Esprit et la Parole de Dieu éclairent Jésus et le soutiennent dans cette confrontation. Qui d'entre nous pourrait affirmer qu'il n'a jamais douté, qu'il ne doute jamais. Le Christ lui-même a exprimé ce doute : pourquoi m'as-tu abandonné ?
Si on ne doute pas, on ne peut pas croire, on constate. Heureusement nous avons aussi, des moments de doute. Ces moments de doute interviennent quand nous ne sommes pas bien, quand nous nous sentons très seuls, comme Jésus dans ce désert de Judée. Combien de fois ne nous sentons-nous pas abandonnés par certains amis ou amies, ou pas écoutés de Dieu, notamment dans la solitude face à sa souffrance, à l'incompréhension et que apparemment personne n'est là pour soulager ou répondre ; même Dieu est absent. De même quand on se sent super-mal : qui est là pour répondre, pour accompagner : je n'ai plus que moi-même sur qui m'appuyer et je me sens désorienté. Je suis alors vraiment éprouvé, mis à l'épreuve.
Alors vient la question : pourquoi Dieu ? Où est-il ? Y a-t-il un Dieu ? Quand je me retrouve tout seul, face à moi-même, vient l'épreuve de la confiance : Dieu est-il là ? Pourquoi n'intervient-il pas directement pour donner un sens à ma vie, ou par des amis qui m'apporteraient une lueur d'espoir ? Beaucoup d'autre événements dans le monde : violences, crimes, guerres, abandons dans la rue, peuples affamés ou assoiffés : autant de situations qui mettent à l'épreuve notre confiance en un Dieu bon et miséricordieux, père de tous.
Et quand on voit comme le disait l'une d'entre nous qu'il y a beaucoup de religions, et qu'elles se bagarrent entre elles pour être championne de la vérité, cela n'arrange pas les choses : qui a raison ? Où est la vérité ? Sur quoi s'appuyer. Car nous avons besoin de nous appuyer sur autre que nous-mêmes, mais sur quoi, sur qui ? C'est bien ce que nous expérimentons, ce que notre c½ur appelle.
Aussi j'interprète cet évangile comme celui qui nous invite, en ce début de Carême, à prendre une option ferme, à faire un choix clair de notre Dieu, père compatissant et sauveur, et qui donne sens à ma vie.
C'est un acte de confiance qui nous est proposé. C'est à une réaffirmation de notre foi chrétienne que nous sommes appelés en ce début de Carême. Où je vais, vers quoi je me tourne ou vers qui, invitation à réaffirmer notre choix fondamental et à l'approfondir chaque jour notamment de ce Carême. Le Christ n'a pas fait autrement.
A chaque tentation ici exprimée, il répond par une déclaration de l'Ecriture, parole, expression de Dieu. Il se fie à cette parole ; elle le soutient et il prend position. Par ce choix libre, il prend sa vie en mains ; il oriente son avenir. Nous aussi invités à une option claire de laquelle dépendront nos gestes et actes futurs Finalement ce récit des épreuves auxquelles l'Esprit - comme dit St Luc - conduit le Christ, est une invite à la liberté d'orienter sa vie, de ne pas être indifférent ni aux choses, ni aux personnes, ni à Dieu ; à ne pas se laisser accabler ni aveugler, mais à conduire sa vie.
En vue de cela, l'Ecriture et l'Esprit nous inspirent ; l'épreuve devient alors l'occasion de redire librement notre confiance choisie en Dieu par Jésus-Christ, d'ériger notre foi en guide de nos actes et prises de position. J'ajouterai que ce récit dévoile aussi la dignité de l'homme, notre dignité à nous tous : Dieu ne doute pas de nous, il sait que nous sommes capables, en fidélité à l'Ecriture qu'il nous faut connaître davantage et sous l'inspiration de l'Esprit, de dire nous-mêmes qui nous sommes en réaffirmant notre confiance en Dieu par un choix libre et continuellement répété. Si jamais Dieu avait douté de l'homme, ce doute lui est enlevé à partir du moment où nous nous décidons à faire librement ce choix de vie avec lui. La première lecture renforce cette invitation. Elle nous rappelle l'acte de foi de base du peuple hébreu. Récit de l'expérience fondatrice de l'Exode où les Hébreux avaient aussi douté de Dieu, voulant même retrouver les oignons d'Egypte ; d'où leurs épreuves et tentations. Mais c'est dans ce désert qu'ils ont chaque fois rencontré Dieu et renouvelé leur confiance en lui. En cette profession de foi ils reconnaissent Dieu comme leur Sauveur et libérateur. A notre tour de rentrer en nous-mêmes, de faire parfois le vide en nous pour y retrouver dans l'Esprit la parole de Dieu qui sauve, nous rend confiance et permet un futur librement choisi.