La fin du monde est annoncée pour ce mois-ci et l'Evangile semble s'accorder à cette prévision. Tous les âges de l'histoire l'ont d'ailleurs perçue comme imminente. La précarité du monde a toujours été ressentie avec intensité et dans l'angoisse. Jésus insiste sur ce point. « Les hommes, dit-il, seront morts de peur ». Tout sera déstructuré, plus de temps, plus d'espace organisé : des signes dans le ciel, le soleil, la lune, les étoiles ; sur terre la panique ; sur la mer, la tempête. Il n'y aura plus de repères extérieurs pour s'orienter, comme cela peut arriver dans notre vie au c½ur de certaines grandes épreuves personnelles, quand tout semble nous abandonner, nous échapper, quand on ne sait plus où donner de la tête ni à quel saint se vouer. Il n'y aura plus de repères collectifs non plus comme en période de guerre, de catastrophe climatique ou nucléaire, comme en période de crise sociale aigüe. Et face à ce chaos généralisé : le Fils de l'Homme, comme unique référence d'organisation, de stabilité, d'humanité. Cela rappelle la Genèse, quand la terre était informe et vide. Il y a un rapport entre la fin de l'histoire et son commencement, entre le chaos final et le chaos primitif sur lequel Dieu a parlé et à partir duquel le Verbe créateur a organisé, structuré le cosmos, en l'harmonisant, en l'humanisant. A la fin de l'histoire, tandis que le monde est un nouveau chaos, le Créateur survient pour une nouvelle création, pour une re-création.
Il faudra vivre cette crise : sans continuité entre ce monde tel qu'il va et la manifestation du Ressuscité. Le monde nouveau n'est pas présenté ici comme le fruit de nos efforts ni de nos travaux. Il ne dépend pas de nous, il ne nous appartient pas, nous ne le contrôlons pas. Il survient librement, autrement. Et la rupture n'est pas seulement celle d'un monde d'en bas d'avec un monde d'en-haut, ou du monde matériel avec le monde spirituel. C'est le passage de l'avant à l'après. Ce qui était avant se décompose et se détruit. Cela ne se fait pas dans la douceur, comme un accomplissement progressif mais dans la tension, l'angoisse, la peur.?L'enfantement du futur est douloureux. C'est dans un contexte de catastrophes et d'effondrements que survient la nouveauté radicale que nous attendons, que nous devrions espérer. Comment s'en réjouir ? Sinon en adoptant l'attitude d'esprit de ceux qui n'ont rien à perdre, tout à gagner ; en ayant l'attitude de c½ur de ceux qui sont aimantés à ce point par Celui qui vient, que les convulsions du monde leur paraissent normales et même libératrices. Comment le Ressuscité pourrait-il en effet se manifester dans le monde tel qu'il va, sans faire tout exploser ? Sans faire craquer les structures d'égoïsme, de mensonge, de lâchetés collectives, tous les systèmes plus ou moins conscients d'exploitation et d'asservissement ? Les pauvres et les humiliés le comprennent naturellement. « Redressez-vous et relevez la tête car votre délivrance est proche ! »
La tentation serait de courber le dos, de se replier sur soi, dans un monde protégé. La tentation serait de s'isoler. Mais il s'agit de surmonter ses peurs pour s'avancer bien droit, dans une souveraine liberté.
Car il s'agit de liberté et d'une vraie liberté. Il s'agit d'être libre en son dedans, à l'intérieur de soi, sans cette dépendance qui enchaîne avec des références aliénantes extérieures, non assimilées. Car on peut vivre sans chaîne, mais sans liberté non plus. Il s'agit bien de libérer notre intérieur, cette source de vie qui est en notre c½ur, comme un mystère qui nous constitue et qui nous échappe à nous aussi. Il s'agit de trouver en soi comment aller et où aller vraiment : décider de ce que l'on fait, évaluer et soutenir ce que l'on fait sans jamais emprunter une quelconque évidence, parce qu'il n'y a plus d'évidences. Les repères extérieurs, qu'ils soient dans le ciel, sur la mer ou sur la terre, se sont décomposés. Comme dit Jean de la Croix, il n'y a plus de chemin. Il n'y a plus de modèles tout faits. « El camino se hace al andar » , c'est en marchant que l'on trace le chemin. C'est en vivant librement que l'on invente le modèle.?Dans le chaos général que provoque l'approche de la grande révélation finale, se manifeste l'exigence d'un autre type de présence à soi et à l'extérieur de soi, voici qu'apparaît le Fils de l'Homme, l'en-avant de l'Homme, l'homme à la fois souverainement libre et harmonieusement relié, ressuscité, premier né d'entre les morts, premier mutant de vie définitive, sur laquelle la mort n'a plus aucun pouvoir.
Se tenir sur ses gardes, ce n'est pas vivre l'angoisse dans une hyper vigilance, mort de trouille et à l'écoute du moindre bruit. Se tenir sur ses gardes, ce n'est pas se replier dans une fidélité au passé pour se recroqueviller dans la pseudo sécurité d'un monde à part et dépassé. Se tenir sur ses gardes, c'est vivre debout, comme le Ressuscité, comme ceux qui reviennent de la mort et n'ont plus peur de rien.