Comment pourrait-on, en quelques mots, appliquer à notre vie chrétienne d'aujourd'hui, en plein c½ur du monde, cette dialectique du Pur et de l'Impur qui suscita tant de controverses théologico-juridiques entre rabbins, et pas seulement au temps de jésus ? C'est une problématique qui divise et divisera toujours les croyants. D'un côté il y a les « canonistes », ceux dont la foi consiste à accomplir des actes précis ou devoirs religieux qui risquent alors d'être des actes matériels sans c½ur. Et d'autre-part, il y a les « spiritualistes », volontaristes ou velléitaires parce que leur foi est d'abord une affaire d'option, de climat de vie, de c½ur mais dont le danger reste la bonne intention sans l'agir, une conception de vie plus mentale que pratique, une volonté dans le vide.
Aux origines, le système religieux juif était structuré pour l'essentiel par le principe de pureté. Ce principe n'était d'ailleurs qu'une des interprétations particulières de la Loi. Cette apparente dualité révélait, comme en contraste ou en négatif, un aspect primordial de l'anthropologie juive : l'unité de l'être humain, unité en lui-même et avec l'univers.
Pour le Juif pieux, c'était tout l'être, esprit -corps - c½ur et univers qui devait être consacré à Dieu. De cette apparente opposition découlait l'expression très positive et globalisante de l'homme : le lien entre la personne humaine et le monde ambiant, l'unité entre le monde des personnes et l'univers des choses. Si des aliments sont proscrits, si des actes sont interdits, c'est que le corps humain, dans son entièreté, est engagé dans sa quête de Dieu, c'est que l'univers matériel lui-même peut aider ou contrecarrer la marche du croyant vers Dieu. Les observances alimentaires et les rites de purification signifient non seulement qu'on ne peut dissocier l'âme et le corps, « je suis mon corps », pour l'hébreu ; mais surtout qu'on ne vit pas seulement sa vie au niveau profane, dans une perspective exclusivement terrestre mais qu'on la vit en communion avec le cosmos sous la mouvance de Dieu.
La vraie sagesse en Israël c'est voir, se juger et vivre tout entier dans une perspective d'alliance par le biais de la loi. Cependant beaucoup de gens ne pouvaient répondre à bon nombre d'exigences de ce code de pureté. Certains pour des raisons économiques : ils étaient trop pauvres pour avoir la possibilité de mettre en ½uvre certaines pratiques religieuses, comme celles des offrandes au temple. D'autres pour des raisons sociales : ils exerçaient des métiers considérés comme impurs (pensons à Mathieu collecteur d'impôts ) parce qu'ils se mettaient en contact, soit avec le sang, soit avec les païens ou les pécheurs. D'autres encore n'observaient pas la loi pour des raisons de santé. Leur maladie, comme la lèpre, était conçue comme un jugement de condamnation de Yahvé. Certains pour des raisons morales : ils vivaient publiquement dans des situations irrégulières, tels les publicains ou les prostituées. Certains encore pour des raisons rituelles : ils ne pratiquaient point tous les rites imposés (pèlerinage au temple). D'autres enfin pour des raisons ethnico-religieuses parce qu'ils étaient païens ou hérétiques, Romains, Grecs ou Samaritains.
L'establishment religieux, et ce fut toujours ainsi dans l'histoire des religions, en fait constitué par une minorité privilégiée du point de vue social, économique et politique ( en tout cas en Israël à cette époque) n'eut toujours que mépris et attitude de rejet vis-à-vis de ces gens-là, les impurs religieux. On ne les fréquente pas et on les exclut de la participation à la vie de la synagogue et du temple. Or ceux-ci étaient les lieux par excellence de socialisation et de reconnaissance sociale. Du coup, c'est tout un monde de marginalisation qui se met en place, tout un monde d'exclus qui devra survivre ainsi, à côté des justes et des purs, des puissants et des nantis.
Si Jésus a innové la foi en Israël ce n'est pas parce qu'il a rejeté la Loi, Jésus n'a jamais rejeté la Loi, pas même un « iota » dira Matthieu. Ce que Jésus va rejeter c'est une interprétation limitative, partiale et parcellaire de la loi à partir du critère de pureté. Par-là Jésus met en cause la création d'un peuple d'exclus fondé sur une idéologie étriquée de la sainteté ou de la pureté avec sa conséquence du primat de la richesse et du pouvoir. Ce que Jésus met en cause c'est, ni plus ni moins, la nature de la foi de certains de ses contemporains, en d'autres termes leur conception et leur expérience même de Dieu. Yahvé ou Dieu son père est-il un Dieu mercantile et boutiquier, un Dieu du donnant- donnant, un Dieu que je sers et qui doit donc en retour me servir, un Dieu, en fait, sur qui j'ai barre ou Dieu est-il le Dieu de l'imprévisible, le Dieu du don gratuit, le Dieu mystérieux qui privilégie le cadet sur l'aîné, la prostituée sur le juste, le Publicain sur le Pharisien, le Samaritain ou le centurion sur le Juif, qui enceinte la stérile, féconde la vierge et ressuscite le mort ?
Actuellement dans un monde tellement sensibilisé au charnel et à l'écologique, cette unité entre chair et esprit, entre l'homme et la nature devrait nous parler et nous plaire. Non pas pour nous dire : il y a des choses sacrées et d'autres qui ne le sont pas, mais pour nous dire : c'est par le truchement du c½ur de l'homme que tout peut prendre sens, que tout peut être consacré au Seigneur. Le c½ur de l'homme doit être présent à toutes les initiatives du croyant. Quand ce c½ur se voue au Seigneur, par sa médiation toutes les entreprises humaines s'élèvent vers Dieu. La distinction entre pur et impur ne se fait pas dans les objets extérieurs à nous, cette distinction naît du fond du c½ur de l'homme : qu'oublie-t-on d'offrir à Dieu ? Que détournons-nous de son service ?
Par Jésus, la sanctification personnelle d'un chacun s'opère en assumant l'entièreté des valeurs terrestres : âme et corps et esprit, chair et univers. Si notre c½ur lui est offert, nulle réalité temporelle ne peut nous éloigner de Dieu, à nous au contraire de les faire entrer dans le grand circuit de l'amour de Dieu.
Ce texte court sur le pur et l'impur nous invite à réunir deux tendances complémentaires : user des choses et de nous-même, mais en user pour un au-delà de nous-même, en user pour un au-delà des choses. L'univers matériel, l'histoire de ce monde, l'histoire personnelle d'un chacun, par le biais du c½ur de l'homme voué au Seigneur, entrent dans l'histoire religieuse. Par la foi, elles entrent dans la sphère divine. Par l'homme, elles participent au Royaume. Le Christ ne laissera rien de côté de ce qui est attaché à l'homme pourvu que l'homme reste attaché au Christ. C'est la grandeur, l'originalité et la chance de notre temps de comprendre qu'à l'appui de cet évangile, le spirituel ne se définit pas, comme il l'a été fait indûment, par son éloignement de la matière, mais que le spirituel chrétien, c'est ma capacité d'animer la matière, de l'assumer, de l'envoûter. Comprendre que le spirituel chrétien, c'est la dimension en profondeur de la matière, c'est sa densité ineffable, insondable, mystérieuse et qui peut retourner vers Dieu.
L'humanité a besoin du cosmos pour se parfaire et l'univers trouve en l'homme son artisan et son médiateur, son Pontifex, celui qui fait le pont, son prophète et son prêtre.
Quelle chance nous dit cet évangile, mais quelle exigence aussi ! Le salut de tous et de l'entièreté de chacun est solidaire de l'histoire totale de l'espace et du temps. Le monde matériel et humain n'est pas une toile de fond au royaume futur, ni le temporel un décor pour nos actes de vertu, le tout « bazardé » un jour lointain pour la grande première du ciel. Non ! Le ciel sera composé de tout ce qui dans les pans de l'histoire humaine a été vécu dans l'amour. Le Royaume sera riche de tout ce qui aura été voué au Seigneur par le truchement de notre c½ur, animé d'un amour de charité.
La sainteté nous dit l'Evangile, n'est pas une désertion du temporel, ni de tout ce qui constitue le tissu concret et quotidien de notre vie. La sainteté n'est pas un incivisme religieux, une trahison cléricale ou ecclésiale. Mais, la sainteté est une incarnation au c½ur du temps, dans l'espace de tous les jours, là où il faut se salir les mains tout en gardant grand c½ur. Vraiment, une sainteté, non du pur ou de l'impur, mais de l'intention droite, de l'effort, de la conscience vraie et de l'acte gratuit ! Une sainteté de héros, mais de héros blessés ! Une sainteté de pêcheurs, mais de pêcheurs pardonnés ! Une sainteté du c½ur ambigu mais, humble et offert ! Vraiment, le c½ur pur et les mains sales !