Que les premiers soient derniers et les derniers premiers ! N'est-ce pas une parole bien surprenante ! Si, en ouvrant le journal du matin, vous appreniez qu'un gros industriel, directeur d'une multinationale, a tout à coup décidé de payer ses ouvriers sans tenir compte du temps réel de leur travail et qu'il a donné à chacun le même salaire fixe, ce serait un beau tollé de protestations ! Les patrons qualifieraient ce chef d'entreprise de sot ou d'inconscient. Les syndicats crieraient à l'injustice. Et, dans le monde ouvrier, chacun aussi, s'écrierait que c'est inadmissible, provocateur et immoral.
Cette parabole et le dicton qui la termine sont-ils la justification insensée de l'arbitraire ? De quoi s'agit-il ? Le sens immédiat de la parabole est donné par le contexte qui l'explique. Il est question à cet endroit de l'Evangile de Matthieu de la nature du Royaume de Dieu. Les disciples eux-mêmes mettent ce Royaume en procès : sera-t-il selon leurs vues, partial et sectaire ou selon les vues de Dieu, universel et d'amour ? En bref, donnons leur sens aux symboles. Le grand patron, maître de la vigne est Dieu lui-même. La grande entreprise, c'est la scène et l'histoire de l'humanité. Le travail à la vigne, c'est ce que chacun d'entre nous a à faire dans ses différents milieux de vie, lieux quotidiens de ses activités familiales, professionnelles, culturelles et civiques.
Voilà Dieu qui du matin au soir recrute, embauche lui-même l'humanité tout entière pour qu'elle fasse partie, un jour, du Royaume. Peu importe la génération à laquelle nous appartenons, l'appel de Dieu est lancé à tous pour travailler à la grandeur de ce Royaume. Notre Dieu est un Dieu qui donne sa chance et son amour à tous, qui appelle les hommes à partager sa gloire.
Le denier ou le salaire, toujours le même pour tous, est la part du Royaume qui nous attend. C'est, en d'autres termes, la communion aux choses éternelles et, dès à présent, notre foi au Christ.
Les ouvriers de la première heure sont le peuple élu de l'Alliance. Il ne lui sera pas donné plus qu'à ceux qui sont venus tard, plus tard et même à la dernière heure. Par-là, Jésus répond à une protestation de son peuple contre le rang égal donné aux pécheurs. Matthieu répond à la protestation soulevée par l'Eglise primitive contre l'accueil des non-juifs et l'appel missionnaire adressé aux hommes du monde entier.
Qui parle donc d'injustice à l'égard de qui ? En effet, le salaire est toujours le même : le ciel et Dieu qui nous adopte en sa bonté gratuite. Le salaire est toujours différent, selon la manière dont chacun l'accueille, là où il est au moment de sa vie. Le maître a respecté son contrat d'embauche. Oui, le Royaume sera donné en partie selon les mérites personnels d'un chacun, calculé aux heures de travail de leur effort d'amour, de charité et de sainteté. Dieu ne sera pas injuste à l'égard de ceux qui lui ont fait confiance. Par ailleurs, peut-on empêcher celui qui est juste d'être plus juste encore, d'avoir davantage encore d'amour et de bonté gratuite ? C'est de cela qu'il s'agit. Il y plus que la justice. Certes, il faut la respecter, mais il n'est pas défendu de la dépasser. C'est précisément le propre de Dieu qui est Amour. Dieu, propriétaire de la vigne, sonde les reins et les c½urs. Il ne juge pas selon la justice la plus courte mais selon les capacités et le vécu secret de chacun. Il ne juge pas seulement selon l'accumulation et la quantité des ½uvres mais selon la profondeur et la qualité de la bonne volonté. Il s'agit bien plutôt de l'égalité totale de tous dans l'amour unique et gratuit du Père qui se donne. A travers cette parabole, Jésus veut nous mener des pensées de l'homme aux pensées de Dieu. Il veut que nous nous réjouissions de la bonté de Dieu et que nous agissions de la même manière envers tous. C'est en regardant au-delà des apparences, en découvrant le noyau secret, que nous jugerons autrement. Le denier donné par Dieu est le salut éternel. Y-a-t-il un rapport possible entre un tel cadeau et nos mérites ? Qui peut revendiquer le ciel et la vie au sein de Dieu ? C'est la dernière réplique du maître aux ouvriers contestataires et révoltés de cet épisode chez Matthieu qui en livre le sens. « Parce que moi je suis bon, faut-il que vous soyez jaloux ? » Jaloux de quoi ? D'être trop aimés ? C'est bien ce que Dieu vous nous révéler. Tout est donné, offert, gratuit ! Qu'est-ce que la justice a à voir là ?
On comprend l'ordre de l'amour quand on aime. N'y a-t-il pas d'amour plus grand que celui de rester fidèle aux exigences d'un conjoint ? L'amour vrai vient de la liberté du c½ur. Là, il n'y a ni droit à exiger, ni obligation à donner, ni lois concernant le moment ou la durée. Un amour qui dépasse la justice n'est pas arbitraire, il est divin. Et cet amour divin est toujours neuf. Pour chacun, la vie est un mystère entre Dieu et lui. Partant de ce mystère, il ne faut plus comparer. Comme Israël n'avait pas à revendiquer son élection de peuple élu en privilège, ainsi, la fidélité de notre foi n'a rien à exiger. Faisons confiance à Dieu pour ce qui est de son amour et refusons de comparer nos mérites.
Alors, nous saisirons le sens de la conclusion de St. Mathieu. Oui, la justification, par Jésus, de la libéralité divine à l'endroit des pécheurs convertis et pardonnés, bouleverse nos hiérarchies de valeurs. De dernier, avoir la possibilité d'être premier, c'est le renversement qu'opère la parole de Dieu au sein de l'impuissance humaine. Ce qui règle notre statut devant Dieu, ce n'est pas la conscience de nos vertus mais c'est la force de notre foi. Pour Dieu, la plus grande misère reconnue et dont on ne prend pas son parti, appelle la plus grande miséricorde. C'est là le mystère des « droits de l'amour » en Dieu.
Rappelons-nous que Jésus ne nous a pas seulement parlé de bonheur et de renversement des valeurs mais que, dans l'évangile, des visages et des noms ont illustré « ces derniers devenus premiers ». Evoquons Marie-Madeleine et la femme adultère, Zachée et le centurion, Simon le pharisien et le bon larron... Ainsi la réalité va plus loin que la parabole. Aujourd'hui encore, la miséricorde de Dieu est toujours en chasse et opère en nos âmes les mêmes prodiges d'amour. Efforçons-nous d'acquérir cette compassion de Dieu exprimée en Jésus. Un regard clément sur la faiblesse, une attention vive à la blessure, une invitation à l'espérance... L'amour de compassion est cette inquiétude pour l'autre qui lui offre une chance, cette sollicitude de l'autre qui ouvre un avenir pour mieux vivre. Et si nous pouvions croire à cet amour de Dieu pour nous. Si nous pouvions être tendre comme Dieu !