A peine entré dans l'Ordre, un frère âgé, un peu le sage de la communauté de l'époque me dit ces mots qui me marquèrent pour toujours : « Philippe, si tu veux être heureux dans ta vie dominicaine, n'oublie jamais le principe suivant 'tu récolteras au maximum dix pour cent de ce que tu as semé tout en sachant que nonante pour cent de ce que récolteras auront été semés par d'autres que toi'. D'après lui donc, je ne récolterai jamais plus de dix pour cent que j'ai semé. Cela nous demande une sacrée dose d'humilité. D'ailleurs, je ne pense pas qu'une telle théorie puisse plaire aux agriculteurs. Mais voilà, il n'en va pas des êtres humains comme il en va de la terre. Et après un peu plus de vingt années passées dans l'Ordre, je dois bien reconnaître que ce vieux sage avait raison. Les années de la vie lui avaient enseigné une telle sagesse et je le remercie encore aujourd'hui de me l'avoir partagée à l'époque.
Dix pour cent, quand on y pense, ce n'est quand même pas grand-chose. Et pourtant, il semble que cela soit préférable ainsi. D'après les évangiles, toutes et tous, dans la foi au Dieu de Jésus-Christ, nous sommes appelés à devenir des semeurs, c'est-à-dire à passer notre vie à semer à chaque instant, dans toute situation et ce, que je sois malade ou en bonne santé. Semer, semer mais sans jamais regarder en arrière parce que ce qui a été semé, ne nous appartient plus. Cela n'est plus de notre ressort. Nous sommes d'abord et avant tout des semeurs, des serviteurs quelconques. Telle est notre tâche fondamentale. Nous semons d'ailleurs de manière quelque peu étonnante. En effet, nos semailles se trouvent dans le regard que nous posons, dans la main que nous prenons, dans les mots que nous susurrons, dans le silence de notre écoute. Il existe tant et tant de semailles qui viennent au jour chaque fois que nous mettons de l'humanité dans ce que nous faisons. Cette humanité éclaire alors celles et ceux qui la reçoivent d'une lumière toute spéciale puisque cette dernière prend sa source en la part divine qui inhabite en chacune et chacun de nous. Voilà notre destinée. Nous sommes invités à devenir des semeurs, des serviteurs quelconques qui ne méritent rien du simple fait qu'ils ont accompli ce qui était attendu d'eux. Ils ne méritent rien car le mérite ne se recherche pas, voire le mérite ne se mérite pas. Et ceci peut nous sembler bien paradoxal. En effet, tout être humain a besoin d'être reconnu. Une simple reconnaissance nous donne l'impression d'exister, d'avoir de l'importance aux yeux de quelqu'un d'autre. Il n'y a rien de pire comme expérience que celle de l'indifférence. Toutefois, semble dire le Christ, la reconnaissance ne peut pas être une fin en soi mais plutôt une conséquence des actes que nous posons. Si la finalité de mes actions est la reconnaissance, je me trompe de cible car je ne rencontre par l'autre en son altérité, en sa différence, en sa situation de souffrance lorsque celle-ci traverse l'être qui croise ma route. Non dans la dynamique de la reconnaissance pour la reconnaissance, mon objectif est d'abord la recherche de mon bonheur personnel et l'autre n'est que l'instrument qui va me permettre une satisfaction future. Or il n'y a rien de pire que d'instrumentaliser un être humain à ses propres fins. En agissant de la sorte, j'entre dans une dynamique perverse où j'utilise quelqu'un pour arriver à un état de satisfaction personnelle que j'aurai moi-même décidé : je désire mériter une reconnaissance pour tout le bien que j'ai fait autour de moi. La quête incessante du mérite de la reconnaissance va à l'encontre même de la tâche de tout serviteur, de tout semeur. Nous avons à semer, à ne jamais nous arrêter de semer. Telle est notre vocation. Le reste appartient tout simplement à l'Esprit Saint. Il poursuit ce que nous avons commencé. Il accompagne cette terre humaine ensemencée pour la faire grandir en toute liberté. Tout cela est sans doute vrai mais la reconnaissance est également nécessaire à notre épanouissement. Que faire alors ? Ne recherchons pas la reconnaissance pour elle-même, elle ne viendra pas car celles et ceux qui marchent avec nous sur la route sentiront que la finalité de nos actions est d'abord pour nous-mêmes. Nous ne sommes pas en vérité. Non, devenons plutôt de véritables semeurs de Dieu, des serviteurs quelconques qui font juste ce qu'ils ont à faire car ils sont heureux de le faire. Des semeurs et serviteurs qui ont découvert que toute personne rencontrée en vérité les faisait grandir. Des semeurs et des serviteurs qui ont tellement plus reçu qu'ils n'ont été eux-mêmes capables de donner. Des semeurs et des serviteurs qui sont libres d'eux-mêmes et c'est grâce à cette liberté intérieure qu'ils seront reconnus aux yeux des autres. Oui, devenons ces serviteurs quelconques qui, parce qu'ils sont quelconques, sont tellement grands aux yeux de Dieu.
Amen