28e dimanche ordinaire, année B

Auteur: Cochinaux Philippe
Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique : B
Année: 2011-2012


Marie Balmary dans son livre Le sacrifice interdit, raconte l'histoire suivante : « Lacan, à la fin d'un congrès, où ceux de ses disciples qui avaient pris la parole s'étaient efforcés de soutenir et de continuer la pensée du maître, eut ces mots : '... à entendre les divers orateurs, j'ai eu le sentiment d'être comblé.  L'ennuyeux, c'est que comblé par tous ceux qui ont parlé, ça ne m'a pas satisfait ; ça m'a même perturbé quant à l'utilité de ce que je fais.  Le manque me manque.  Quand le manque manque à quelqu'un, il ne se sent pas bien' ». 
N'est-ce pas finalement un peu l'histoire de ce jeune homme riche ?  Il est tellement comblé de tout qu'il ne peut se séparer de rien.  Il n'ose pas créer du manque en lui.  Cela lui donne le vertige.  Il n'y a donc rien de plus terrible pour nous lorsque le manque nous manque.  Cela signifie que nous sommes devenus pleins de tout.  Pire, il n'y a plus aucun espace en nous.  Nous nous confrontons alors au comble du manque, c'est-à-dire le manque du manque tellement celui-ci est comblé.  Il est vrai que cette situation peut nous rassurer.  En effet, il n'est pas toujours facile de marcher au milieu de son propre désert marqué par du vide ou par des expériences douloureuses conduisant immanquablement au manque. En effet, l'épreuve de la maladie, la douleur de la perte d'un être cher, l'échec professionnel ou sentimental peuvent laisser un grand vide en vide en nous et parfois autour de nous. Certains manques pourront même ne plus jamais être comblés et une forme de béance s'installe en nous.  Dans la foi, osons alors croire et espérer qu'au plus profond du fond de nos manques, nous ne sommes jamais seuls : le Christ s'invite au c½ur de nous-même.  Il est cette présence discrète, respectueuse, un souffle fragile qui vient susurrer au creux de notre ombre : « non, tu n'es pas seul, je suis avec toi car je suis descendu au creux de tous tes manques.  Je reconnais cette béance qui t'habite et je m'autorise à venir m'y reposer pour qu'un jour, à ton rythme, lorsque tu le sentiras, tu pourras toi aussi vivre de ma présence au c½ur de ton c½ur ».  En agissant de la sorte, le Christ nous ouvre une voie nouvelle pour vivre autrement nos relations.

Il nous invite à remettre, dans nos vies, du large, de la distance pour que nous puissions à nouveau vivre.  L'amour n'est-il pas l'expérience ultime du manque ?  En d'autres termes, l'amour n'est-il pas par excellence la plénitude du manque.  En effet, nous ne pourrons jamais, dans une relation amoureuse ou d'amitié, nous combler totalement l'un l'autre au risque d'entrer dans un lien fusionnel où l'amour se meurt faute de respiration.  Il est heureux qu'il y ait toujours un peu de manque entre les êtres humains car cet espace indicible permet de laisser l'autre aller à sa liberté.  Qu'est-ce à dire ?  Lorsque je ne suis plus plein de ma personne, lorsque je ne suis plus plein de l'autre, je lui permet d'advenir, c'est-à-dire je l'autorise à partir à la rencontre du meilleur de lui-même.  A cet instant précis, nos relations deviennent fécondent car elles nous permettent de grandir l'un par l'autre.  Toutes et tous, nous sommes nés de la rencontre d'un homme et d'une femme.  La relation s'inscrit au c½ur de nos vies.  Elle nous précède et nous nourrit.  Nous ne pouvons nous en passer.  Une relation harmonieuse, contrairement au jeune homme riche, n'est jamais pleine, comblée à l'infini.  Le manque s'exprime en elle car il est le fondement de toute liberté nécessaire à toute forme de fécondité.  Nous chérissons ces relations privilégiées teintées d'amour et d'amitié car elles sont le lieu même où peut s'exprimer notre fragilité, notre vulnérabilité.  Ces partages en vérité nous ouvrent la voie vers l'altérisation de l'autre.  Telle est notre destinée : nous altériser les uns les autres.  Selon le théologien Xavier Thévenot, l'altérisation est synonyme de cette chasteté à laquelle nous sommes toutes et tous appelés.  En ce sens, la chasteté est cette expérience privilégiée du manque entre nous mais un manque tout habité d'une intention merveilleuse : celle de permettre à l'autre de devenir lui-même.  Chaque fois que nous permettons à un être humain de grandir, de se réaliser sur le chemin de sa propre vie, notre relation devient chaste car nous participons à l'altérisation de celle ou celui de qui nous nous sommes faits proches.  S'il en est ainsi, ne craignons plus nos manques. Vivons-les.  Chérissons-les car ils sont nécessaires à cette liberté intérieure qui nous permet d'aimer mais cette fois pour toujours en vérité.

Amen