Vous avez peut-être déjà entendu parler de l’Oulipo [Ouvroir de littérature potentielle], une tendance en littérature née il y a une cinquantaine d’années environ. Les écrivains de ce courant avaient pour principe d’ajouter des contraintes à l’écriture, dans le but de faire jaillir plus de créativité. L’idée consiste donc à établir une règle de départ, qui complique l’écriture, puis d’écrire avec cette contrainte.
Prenez par exemple Georges Perec, qui a écrit un livre de 300 pages sans la lettre « e ». La disparition. Prenez par exemple Raymond Queneau qui, dans son ouvrage « exercices de style » écrit 99 fois la même histoire, etc… Pour ce courant, les contraintes deviennent source de créativité !
Aujourd’hui, c’est comme si l’évangéliste s’était donné une contrainte pour écrire cette page d’évangile ! Comme s’il avait essayé de transmettre la bonne nouvelle, en utilisant des sentences lapidaires, des phrases dures de condamnation, en parlant de meurtre, d’incendie et de grincements de dents ? Avouez qu’à première écoute, on a l’impression que l’évangile rétrécit l’extraordinaire espérance que nous avons entendue dans la lecture d’Isaïe, alors qu’il devrait l’élargir encore !
La première question qui nous est posée aujourd’hui —comme à chaque lecture de parabole— est très simple. Comment nous mettre en scène dans ce récit ? Comment le faire parler d’une manière créative ? Pour le dire autrement : qui sommes-nous dans la parabole ? Un convive ? Cet homme ne portant pas le vêtement de noces ? Voire un serviteur du roi ? Ou Roi lui-même ?
Ce soir, je vous suggère une clé de lecture qui démine la possibilité de voir une saine colère de Dieu dans ce texte ! En effet, n’interprétons pas trop vite l’appel du roi comme étant pour nous l’appel de Dieu au royaume… Ne serions-nous pas plutôt, au fond de nous, comme ce roi de la parabole ? Des hommes et des femmes qui, au fond d’eux-mêmes, s’énervent parfois un peu vite ? Enervés parce ce que les choses ne vont pas comme nous l’espérons. Irrités parce que ceux qui nous entourent n’accueillent pas les événements —l’évangile peut-être— comme nous voudrions qu’ils le fassent ? Cet évangile nous invite-t-il pas à quitter justement ces petits énervements, qui nous mettent hors de nous, et au centre de notre petit monde! Quitter ces énervements qui nous empêchent de nous centrer sur l’essentiel. Il y a une part en nous qui, confrontée à des lenteurs, des tiédeurs, perd patience, de façon bien légitime. Chacun désire en effet transmettre sans trop de prétention ce qui lui semble bon, inviter ses proches —amis, conjoints, enfants— à quelque chose de mieux…
Mais sur ce chemin, nous sommes confrontés non seulement à nos limites, mais aussi à celles des autres. Et face à ce refus, nous donnons parfois aux autres ce pouvoir de nous énerver ! Ne sommes-nous donc pas un peu comme ce roi, voulant parfois convaincre —et le frère Dominique nous rappelait la semaine passée que dans convaincre… il y a… vaincre, et donc un vaincu ! Ne sommes-nous pas comme ce roi, voulant convaincre, faire entrer les autres dans notre vision ? Combien de parents n’arrivent-ils pas à se réjouir du bonheur de leur enfant, simplement parce que celui a pris une direction imprévue et qui pourtant le fait grandir?
Mais revenons au texte… quel est finalement le personnage central, principal de la parabole ? N’est-ce pas tout simplement le Fils. Il est bien le centre, la raison du récit, et pourtant on n’en parle pas ! Comme si nos soucis nous faisaient passer à côté de l’essentiel ! Comme si l’énervement du roi occultait le fils de la parabole. Oui, le centre de l’évangile est bien le Fils, celui qui épouse notre humanité. Relisez la parabole avec les yeux de l’époux, et vous verrez qu’il n’y a plus de condamnation divine ou de colère…
Alors, osons quitter nos énervements certes bien compréhensibles, pour découvrir l’enivrement du festin de l’évangile, la joie des noces. La joie de ce Dieu qui part à la rencontre et épouse notre humanité. Puissions-nous au cœur de nos fragilités, au-delà de nos petits énervements ou agacements, prendre le temps de laisser ce Souffle de Dieu agir en nous pour qu'il nous désencombre de tout ce qui nous empêche de nous réjouir. Voilà l’invitation au banquet, se laisser enivrer par un réel esprit de liberté. Un bonheur non pas à transmettre à tout prix, mais à partager gratuitement. Amen.